eBooks

Orient lointain - proche Orient

2011
978-3-8233-7516-6
Gunter Narr Verlag 
Till R. Kuhnle
Carmen Oszi
Saskia S. Wiedner

La naissance du sionisme dans l'Europe de la fin du 19e siècle peut être ramenée à la croissance de l'antisémitisme. Notamment des évènements comme l'affaire Dreyfus ont contribué à créer une organisation pour mettre en oeuvre la fondation d'un État juif en Palestine. Or, les réflexions politiques et juridiques entreprises par Theodor Herzl renouent à la fois avec les concepts fondateurs de la Troisième République et avec les idées du socialisme utopique. Le projet sioniste, qui avait bien connu des prédécesseurs à l'aube des temps modernes, a déclenché un débat parmi les intellectuels juifs et non juifs en Europe, un débat qui est encore loin d'être clos. Les textes réunis dans le présent recueil traitent - tout en mettant l'accent sur le 19e et 20e siècles - ce rêve d'un retour en Terre promise se faisant réalité. Le 60e anniversaire de la fondation de l'Etat d'Israël en 2008 ainsi que le centenaire de la ville de Tel Aviv célébré en 2009 devraient donner lieu à une réévaluation des rapports de la littérature francophone avec Israël.

edition lendemains 15 Till R. Kuhnle Carmen Oszi / Saskia S. Wiedner (éds.) Orient lointain - proche Orient La présence d’Israël dans la littérature francophone Orient lointain - proche Orient edition lendemains 15 herausgegeben von Wolfgang Asholt (Osnabrück) und Hans Manfred Bock (Kassel) Till R. Kuhnle Carmen Oszi / Saskia S. Wiedner (éds.) Orient lointain - proche Orient La présence d’Israël dans la littérature francophone Bibliografische Information der Deutschen Nationalbibliothek Die Deutsche Nationalbibliothek verzeichnet diese Publikation in der Deutschen Nationalbibliografie; detaillierte bibliografische Daten sind im Internet über http: / / dnb.d-nb.de abrufbar. Umschlagabbildung: Till R. Kuhnle Gedruckt mit der Unterstützung des Frankoromanistenverbandes - FRV / AFRA © 2011 · Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG Dischingerweg 5 · D-72070 Tübingen Das Werk einschließlich aller seiner Teile ist urheberrechtlich geschützt. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist ohne Zustimmung des Verlages unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere für Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitung in elektronischen Systemen. Gedruckt auf säurefreiem und alterungsbeständigem Werkdruckpapier. Internet: http: / / www.narr.de E-Mail: info@narr.de Printed in Germany ISSN 1861-3934 ISBN 978-3-8233-6516-7 Sommaire Till R. Kuhnle / Carmen Oszi / Saskia Wiedner Avant-propos ................................................................................................... 7 Benjamin Fondane Vision de la Palestine .................................................................................... 11 Till R. Kuhnle Israël - l'écharde dans la chair ..................................................................... 13 Carmen Oszi Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste dans la presse juive roumaine ..................................................................... 33 Ulrike Eisenhut À la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn: Contes juifs (1926) et Terre d’Israël (1933) .................................................... 45 Dominique Guedj „Le peuple élu“ entre bovarysme et messianisme ................................... 57 Monique Jutrin Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ ..................... 65 Maria Villela-Petit Un indépassable ‘entre-deux’ Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem .............................................. 75 Ricardo Nirenberg Simone Weil: médiation et universalité ..................................................... 95 Manuela Nunes David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif au 16 e siècle et son reflet littéraire ................... 103 Saskia S. Wiedner La nouvelle génération d’écrivains juifs - l’image d’Israël dans les romans de Marc Weitzmann ...................................................... 113 Alfred Strasser Albert Memmi ou la question d’une identité juive dans ses romans La statue de sel et Agar .................................................... 127 Mechtild Gilzmer La littérature sépharade au Québec .......................................................... 135 Diana Haußmann Yasmina Khadra: L’Attentat - Est-il possible de vivre en Israël sans développer une conscience politique? ............. 143 Monique Jutrin Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences ............ 153 Till R. Kuhnle / Carmen Oszi / Saskia S. Wiedner Avant-propos L’Orient lointain fut pour longtemps le lieu des rêves des Européens. C’est notamment à partir de l’époque romantique que les grands écrivains entreprirent de longs voyages pour le découvrir, à l’instar d’un Gustave Flaubert, d’un Maxime du Camp et d’un Gérard de Nerval. L’esprit romantique leur fit découvrir cet autre berceau d’une civilisation qui - bien que chrétienne - avait jusqu’alors cherché ses racines avant tout dans l’Antiquité grécoromaine. Pendant que ces écrivains découvraient la Terre sainte, les penseurs juifs commencaient à considérer la Palestine que la Bible désigne sous le nom de Terre d’Israël, cette Terre promise par Dieu aux patriarches Abraham, Isaac et Jacob, comme une terre d’accueil pour l’ensemble des Juifs désormais considéré comme „nation“. La brutalité des pogroms russes (1881-1882) et l’éclatement de l’affaire Dreyfus (1896) en France finirent par déclencher chez les Juifs européens une véritable prise de conscience de leur condition, d’abord parmi les intellectuels, puis parmi tous ceux qui ont perdu l’espoir d’une intégration équitable dans la vie économique, sociale et culturelle de leur pays et en définitive parmi tous les Juifs dont la vie était menacée suite à la montée de l’antisémitisme. Les idées développées par Theodor Herzl et les autres pionniers de la pensée sioniste s’avèrent profondément marquées par la tradition des Lumières françaises et d’un certain utopisme républicain, socialiste et colonialiste formant la trame du mythe fondateur de la Troisième République. Au début du 20 e siècle, le rêve sioniste d’un retour en Terre promise trouva aussi en France des adeptes parmi les intellectuels juifs souvent portés par une vision ‘romantique’ de l’Orient lointain. Au croisement d’une longue tradition et d’une modernité ayant créé un nouveau concept pour définir une identité collective, à savoir la nation, les Juifs apparaissent comme un peuple particulier: Un peuple contradictoire. On nous attribue le plus bas matérialisme alors que le judaïsme est l’histoire de la morale, l’histoire de l’idéalisme. Une contradiction qui est peut-être la base de notre existence. Qui est en fait notre existence même. D’une part, le penchant pour les lois et les idées abstraites; d’autre part, l’instinct puissant et mûr. D’une part la hauteur morale, la beauté spirituelle; de l’autre, le Till R. Kuhnle / Carmen Oszi / Saskia S. Wiedner 8 ferme désir de vivre. D’une part la lumière, de l’autre la terre. Quelle contradiction merveilleusement créatrice de vie! Tel fut le constat de Benjamin Fondane (B. Fundoianu) au lendemain de la Permière Guerre mondiale, cette guerre qui, dans la conscience des peuples, marque une rupture à la fois historique, sociale et culturelle - raison pour laquelle certains l’appellent aussi la Grande Guerre. En effet, elle aurait pu inaugurer une ère nouvelle. Or, avec l’apparition du fascisme en Europe les identités nationales s’avèrent fondées sur l’exclusion. Par conséquent, ce „peuple contradictoire“ que forment les Juifs fut mis devant l’Histoire - dont la marche le mèna vers les horreurs d’Auschwitz. La vision d’un retour en Terre promise fut définitivement inséparable d’une question cruciale de vie ou de mort. Mais ce ne fut qu’avec la fondation de l’État Israël en 1948 que la Palestine devint définitivement une terre d’accueil pour les Juifs du monde. Dans aucun autre pays, sans doute, la contradiction qui s’inscrit dans la condition du Juif à l’époque moderne n’était plus ressentie qu’en France, car même ce berceau des Droits de l’Homme et de la République avait perdu son aura de terre de refuge. Et tiraillée entre ses intérêts dans le monde arabe et le fait qu’elle héberge sur son territoire la plus grande communauté juive de l’Europe occidentale, la France occupe une position particulière par rapport à cet Orient lointain devenu le proche Orient. L’existence de l’État d’Israël paraît l’embarrasser. Il s’agit pourtant d’un pays dont les fondements se nourrissent de sa tradition républicaine. Or, malgré ses 600.000 citoyens qui se disent francophones, Israël reste exclu comme une brebis galeuse d’une Francophonie qui revendique de porter le flambeau culturel d’une nation posant ses valeurs comme universelles. La conscience de ce „peuple contradictoire“ forcé de réfléchir sans cesse sur sa condition, sur le lieu - dans tous les sens du terme - qu’il occupe dans le monde, reste pourtant étroitement liée aux grands débats philosophiques et littéraires de plus d’un siècle, à citer la philosophie de l’existence ou certains courants d’une pensée dite postmoderne. L’apport des penseurs et écrivains juifs à la culture francophone est reconnu depuis bien longtemps, mais la question étant à l’origine de cette situation „contradictoire“ est toujours mise en marge face aux conflits du proche Orient pour finir par en renier l’impact culturel notamment pour la France. S’il n’est pas question ici d’un „moyen “ Orient, c’est parce que l’adjectif „proche“ souligne et l’actualité et la pertinence de cette question qui mène à une réévaluation de certains concepts établis comme celui du tragique. Les conséquences subies, assumées ou même prises librement devant la cruauté B. Fundoianu (Benjamin Fondane): „Utopie et territoire“ („Utopie şi teritoriu“, dans : Mântuirea I, No 6, 29 janvier 1919), dans: Monique Jutrin (éd.): Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009, p. 137. Avant-propos 9 de l’Histoire - à savoir la mort dans les camps, la décision de rester dans le pays où l’on a été persécuté, l’émigration vers la Palestine, puis vers l’État d’Israël en état de guerre, la conversion au christianisme après avoir vécu d’une manière très personnelle son judaïsme jusqu’au bout - s’inscrivent en France et dans l’espace francophone d’une manière particulière dans les discours philosophiques, politiques et littéraires. Cette particularité renvoie aux origines du républicanisme hexagonal, à l’affaire Dreyfus, à une guerre où maints Juifs ont laissé leur vie pour ce pays qu’ils considéraient comme le leur, à l’Occupation et la collaboration, aux traumatismes des survivants des camps, à la politique plutôt pro-arabe des présidents de la République, à une gauche anti-impérialiste à caractère antisémite et finalement à la résurgence de l’antisémitisme ces dernières années - mais aussi à des grands penseurs et écrivains juifs d’expression française dont beaucoup ne sont même pas nés francophones. Le présent volume est le fruit des travaux de l’atelier Orient lointain - Proche Orient au 6 e Congrès des Francoromanistes (Frankoromanistentag) qui s’est tenu du 23 au 26 septembre 2008 à l’Université d’Augsbourg. C’était une occasion pour aborder la thématique dans l’année même où l’État d’Israël fêtait le 60 e anniversaire de sa création. Le moment a été donc bien choisi pour entamer une réflexion sur le rapport entre la France, la Francophonie et Israël dans les domaines de la littérature, de la philosophie et de l’histoire des idées - au-delà de l’actualité politique sans que celle-ci soit pour autant négligée. A la suite de ce colloque, les éditeurs ont pu réunir une série d’études écrites par des chercheurs venant d’Allemagne, d’Israël, de France, d’Autriche, du Portugal, du Brésil et des Etats-Unis. La diversité des approches proposées ici - avec des contributions sur les débuts du sionisme, sur le messianisme, sur les grands débats philosophiques de l’entredeux guerres, sur l’identité juive face à la Shoah, sur la situation des intellectuels juifs dans les pays francophones, sur la poésie juive et sur la situation au proche Orient - démontre l’actualité de ces travaux de recherches qui méritent d’être poursuivis - en France comme dans d’autres pays, francophones ou non. Augsbourg / Tel Aviv, le 25 février 2011 Benjamin Fondane Vision de la Palestine (document) * La triste impression laissée par la vie vécue de près. La Palestine telle que rendue sur l’écran te contraint à réfléchir: or il ne faut pas raisonner sur la vie. Et dans ce film il y a plus de vie que de paysage. La vie a blanchi les maisons à la chaux, la vie a bâti avec des bras âpres couches après couches de maçonnerie, la vie a percé des routes, a semé des graines de plantations européennes, a croisé la race des chevaux, a mêlé les visages: le Juif du Yémen est décidément d’une autre race que le Juif de Russie. Tu t’approches pour voir: ce sont des lieux que tu n’as pas vus: tu as une représentation toute faite, tu veux les paysages de la Bible. Et la vie nouvelle, qui s’exaspère à vaincre le marais, à vaincre le climat, te met un peu mal à l’aise. Elle heurte ton sens historique. Tu as la sensation du Juif orthodoxe qui, parti vers la ruine du Temple, aurait trouvé le Temple tout immaculé, édifié de nouveau. Mais voici aussi les vieilles pages de la Bible qui se détachent comme des paysages fanés: les plaines de la Palestine me paraissent vieilles. La végétation est maigre et la plaine s’étend à perte de vue. L’horizon semble s’éloigner, parce que sur la route, des chameaux, aussi vieux que la plaine, chargés d'oranges neuves sur leur bosse héritée du paysage, se sont mis en marche. Les chameaux ont surmonté le présent comme s’ils appartenaient à la plus pure tradition. J’ai trouvé des jardins où les écoliers ramassent des amandes, des lieux d’où l’on fait des expéditions d’oranges: quelque chose de la poésie, désormais un peu appauvrie, du Cantique des Cantiques. Le ci- * Texte écrit à la suite d’une projection du film documentaire La vie des Juifs en Palestine. Réalisé en 1913 par Noah Sokolovsky (production: Mizrah co. d’Odessa, caméra Meiron Ossip Grossmann), à la veille du 11 ème Congrès sioniste, il sortit peu avant la Première Guerre Mondiale. L’article de Fondane (signé B. Fundoianu) en roumain sous le titre Palestina văzută sur la premiére page du quotidien sioniste Mântuirea I, N o 62, le 26 mars 1919 à Bucarest. Benjamin Fondane 12 néaste a voulu faire une œuvre politique: c’est pourquoi dans le film, malgré tout, la nature fait défaut. Il a mis les oranges pour l’amour de leur expédition et les amandes pour l’amour des écoliers. Nous, nous aurions préféré probablement la nature sauvage: le fruit de l’amandier qui tombe à terre afin de féconder à nouveau, sans aucun but. Et l’absence d’activité qui aurait évité de sarcler l’histoire: le champ vierge inentamé, le labourage en soi fécond, la steppe tenacement stérile. Toutefois l’histoire se crée à nouveau. Naturellement il nous faudra dorénavant, lier la vie trépidante à la tristesse déserte d’un passé mort. C’est ainsi que se bâtissent les colonies, comme un collier de coraux inséparables. Des hommes meurent, d’autres hommes naissent. La vie se répète et s’affaire à côté de la mort et du passé, incrustée dans un même temps. Pourtant notre âme se réjouit de cette vive opposition. La plaine est pour la vie qui veut labourer la terre. Mais la montagne est pierreuse et indomptable: elle a l’allure d’un prophète vivant sur ses sommets. Et les murs qui sont tombés et les citadelles qui se sont écroulées: deux mille ans que les graines tombent chaque année, que les saisons viennent et s’en vont comme des oiseaux migrateurs, que la lumière soit blanche ou pluvieuse. L’histoire était devenue un paysage homogène et presque entièrement arabe. Maintenant, l’histoire est dans le sang du blé que l’on cultive à nouveau, l’histoire est dans les maisons qui émeuvent dans leur désir de vivre. L’histoire est partout dans ce pays hébreu. Les palmiers eux-mêmes semblent être hébreux. De même les chameaux qui transportent les oranges à travers le monde. Connais-tu, ma bien-aimée, le pays où fleurissent les orangers? Bucarest, le 26 mars 1919 Traduit du roumain par Carmen Oszi Till R. Kuhnle Israël - l’écharde dans la chair Nous savons bien que la race juive, concentrée, passionnée, subtile, toujours dévorée par une sorte de fièvre du gain quand ce n’est pas par la force du prophétisme, nous savons bien qu’elle manie avec une particulière habileté le mécanisme capitaliste, mécanisme de rapine, de mensonge, de corset, d’extorsion. 1 Telles furent les paroles de Jean Jaurès en 1895 alors que l’affaire Dreyfus (1894-1906) allait prendre de l’ampleur - et Jaurès fut pourtant un critique fervent de l’anti-sémitisme! L’affaire autour de l’accusation de l’officier juif provoqua une prise de conscience chez les Juifs d’Europe et les amena à redéfinir leur identité. Désormais, les communautés juives furent hantées par l‘idée d‘un État juif à la fois socialiste et fidèle à l’idéal du citoyen issu des Lumières. Quelques années avant l’affaire Dreyfus, Nathan Birnbaum alias Mathias Acher avait donné, dans sa revue Die Selbstemanzipation, fondée en 1885, un nom à cette nouvelle affirmation de la volonté du peuple d’Israël de retourner en Terre promise: der Zionismus - un terme qui ne tarderait pas à faire son entrée dans la langue française. 2 Or, la vision d’un retour des tribus dispersées à Sion - vision nourrie par les prophéties messianiques - fut désormais liée à celle d’un État-nation souverain. Dans un article écrit par le jeune Benjamin Fondane au lendemain de la Première Guerre mondiale, on peut trouver une remarque pointue résumant les mobiles du maître penseur des sionistes britanniques: Zangwill voulait non seulement un idéal, mais aussi un territoire; non seulement une tradition, mais aussi un territoire; non seulement une renaissance, mais aussi du pain. 3 1 Jean Jaurès: Œuvres VI. 1, éditeur: Société d’études jaurésiennes, Paris: Fayard 2000, p. 378; cf. Michel Winnock: Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Paris: Seuil 1982, p. 168. 2 Le terme Zionismus apparut pour la première fois dans un article de Birnbaum pour Selbstemanzipation (14 mai 1890). Pour l’histoire du concept cf. la contribution de Carmen Oszi au présent volume ainsi que „l’Introduction“ à Denis Charbit: Qu’est-ce que le Sionisme? , Paris: Albin Michel (Présences du judaïsme) 2007, pp. 7-23. 3 B. Fundoianu (Benjamin Fondane): „Utopie et territoire“ („Utopie şi teritoriu“, dans: Mântuirea I, No 6, 29 janvier 1919), dans: Monique Jutrin (éd.): Entre Jérusalem et Athènes Till R. Kuhnle 14 Les écrits de Theodor Herzl, nom auquel le terme de „sionisme“ restera associé pour toujours, s’adressaient avant tout aux Juifs européens qui, de par leur formation, appartenaient à la classe moyenne mais qui étaient pourtant exclus d’une vraie participation à la vie économique et sociale de leurs pays. Dans son introduction à Der Judenstaat (L’État des Juifs), ce manifeste du sionisme rédigé en 1896, à la veille du Premier Congrès Sioniste à Bâle en 1897, Theodor Herzl revendiqua les idées des Lumières françaises et de l’Aufklärung allemande pour les opposer aux sociétés européenes en crise, divisées en deux classes inconciliables s’acharnant l’une contre l’autre. 4 Cette division ne pouvait rester sans conséquences pour les Juifs: Dans la population, l’antisémitisme croît de jour en jour, d’heure en heure […]. La cause lointaine en est la disparition de la faculté d’assimilation, intervenue au Moyen Âge; la cause proche est notre surproduction en intelligences moyennes, qui ne trouvent de débouchés normaux vers le haut ni vers le bas. Vers le bas, nous sommes prolétarisés en révolutionnaires et fournissons ainsi les sousofficiers des partis révolutionnaires, alors qu’en même temps, vers le haut, notre pouvoir financier ne cesse de grandir. 5 Toujours selon Herzl, c’était au Juif de trouver une issue à cette crise, mais pas à l’intérieur d’une société qui continuait à refuser de voir en lui un citoyen égal aux autres. De plus, l’histoire des autres peuples n’était point celle du peuple juif. Les sionistes furent donc amenés à voir dans cette situation une réelle opportunité pour les Juifs d’Europe prêts à se rallier à la nouvelle bannière pour créer un État-nation juif en Palestine. Afin de resserer les rangs du nouveau mouvement, Herzl ne cessait de se référer à l’Histoire de son peuple. En évoquant la patrie „biblique“ des Juifs, il fit appel à une histoire révolue mais toujours présente en tant qu’impératif éthique. Ainsi il finit par exclure catégoriquement l’alternative d’un État juif en Argentine ou en Afrique - projet pourtant discuté à un moment donné dans les cercles sionistes. Tout en récusant la validité d’une philosophie de l’Histoire, Herzl était loin d’abandonner l’idée de la perfectibilité et la notion du progrès qui désormais devaient être mises en œuvre par la civilisation de ce nouvel État- - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009, p. 138. À propos de ce texte et de son auteur cf. aussi les contibutions de Carmen Oszi et de Dominique Guedj au présent volume. 4 Cf. T. R. Kuhnle: „L’émulation du monde ancien: Altneuland de Theodor Herzl“, dans: Le travail de réécriture dans la littérature de langue allemande au XX e siècle (= Germanica XXXI), Lille: Université Lille III, pp. 143-157; Denis Charbit: „Retour à Altneuland: traversées de l’utopie sioniste“, dans: Theodor Herzl: Nouveau pays ancien: Altneuland précédé deRetour à Altneuland, trad. par L. Delau et J. Thursz, Paris: éditions de l’éclat 2004. 5 Th. Herzl: Der Judenstaat: Versuch einer modernen Lösung der Judenfrage [1896] mit einem Nachwort von Henryk M. Broder, Augsburg: Ölbaum 1996, 31; Th. Herzl: L’État des juifs [première édition française: L’État juif, dans La Nouvelle Revue internationale 1896/ 97], traduit par Claude Klein, Paris: Editions de la découverte (textes à l’appui / histoire contemporaine) 1990, p. 40. Israël - l’écharde dans la chair 15 nation à créer. C’est ainsi qu’il faut comprendre la profession de foi de Herzl: Je crois à l’ascension de l’homme vers des degrés de civilisation toujours plus élevés; seulement cette ascension est d’une désespérante lenteur. Si nous devions attendre jusqu’à ce que l’esprit de la moyenne des hommes atteigne une tolérance semblable à celle de Lessing dans Nathan le Sage, non seulement notre vie y passerait, mais aussi celle de nos fils, de nos petits-fils et de nos arrière petit-fils. C’est là que l’esprit du siècle vient nous secourir par une voie imprévue. 6 Herzl restait pourtant sceptique quant à la nature humaine et s’opposait explicitement aux idées de Rousseau: „Vouloir améliorer les conditions actuelles par la bonté humaine équivaut purement et simplement à écrire une utopie“. 7 Par conséquent, Herzl esquissa dans Der Judenstaat le programme d’une société juive en Palestine basée sur un système coopératif et mutualiste respectant la propriété. 8 „Si vous le voulez, ce ne sera pas un rêve“ - cette phrase célèbre se trouve donc en exergue de son roman AltNeuLand (fr. Terre ancienne, terre nouvelle ou Le Pays Ancien-Nouveau), paru en 1902. Il y développa le projet sioniste sous forme d’une fiction politique dont l’action débute en 1903 - à savoir six ans avant la fondation de la ville de Tel-Aviv. Le personnage principal est un jeune Juif de Vienne. Ce docteur en droit se retrouve en marge de la société, sans aucune perspective de carrière dans l’Empire austrohongrois: Les nouvelles générations émigraient donc en masse vers les professions libérales. Ils constituaient ce pitoyable surplus de gens instruits ne trouvant pas d’emploi, et en même temps inaptes à un mode de vie modeste, impossibles à caser dans l’administration, comme leur collègues chrétiens. 9 La vision de Herzl était celle d’une république parfaite, pour ne pas dire celui d’une III e République améliorée. Et déjà bien avant Herzl, Moses Hess avait exprimé dans Rom und Jerusalem l’idée que le risorgimeto italien et la résurrection de la Judée - „mit der Wiedergeburt Italiens auch die Auferstehung Judäas“ - étaient dictés par la même nécessité historique. 10 Or, l’esquisse de Theodor Herzl d’un nouvel Etat juif est encore celle d’une ré- 6 Id., fr. pp. 21sq., all. p. 14 7 Id., fr. p. 41, all. p. 32. 8 Dans ce contexte, il faut attirer l’attention sur un petit livre presque oublié de Martin Buber: Der utopische Sozialismus, Köln: Hegner-Bücherei 1967. Vers la fin, il souligne que les communauté de caractère socialiste en Palestine devaient leur origine „à la situation et non pas à une doctrine“ (id., p. 222). 9 Th. Herzl: Altneuland [1902], Berlin: B. Harz s.d. [reproduit sur: http: / / gallica. bnf.fr], 3; Th. Herzl: Le Pays ancien-nouveau, traduit par Paul Giniewski, Paris: Stock 1998, p. 34. 10 „Vorwort“ à Moses Hess: Rom und Jerusalem. Die letzte Nationalitätenfrage. Briefe und Noten, Leipzig: M.W. Kaufmann 2 1899 [1 ère édition: 1862], XIV. Cf. la cinquième de ses lettres, op. cit. p. 24. Till R. Kuhnle 16 publique plutôt bourgeoise qui cherche à éviter les pièges du - comme on dirait aujourd’hui - „communautarisme“. 11 C’est ainsi qu’il faut comprendre une note rédigée par Bernard-Henri Lévy en 1996 sur Herzl: On est en pleine affaire Dreyfus. Partout l’emporte l’esprit des lieux, des races, des terroirs. Et il ne dit, au fond, que ceci: ‘Il y a un lieu au moins où cet esprit doit abdiquer - et ce lieu sera Israël’. 12 Malgré ses analyses souvent critiques de la société française, 13 la France n’était pas sans influencer la pensée de Herzl. Comme d’autres sionistes, notamment Max Nordau, il entretenait des liens étroits avec ce pays qui avait offert refuge à Heinrich Heine, ce pays qui deviendrait de plus en plus la „patrie intellectuelle“ de beaucoup d’écrivains juifs et non juifs prêts à en adopter la langue - un exemple rélativement récent est donné par Marek Halter, d’origine polonaise. 14 On pourrait citer ici également un auteur d’origine greco-roumaine et d’expression française qui, sans pour autant avoir des racines juives, avait fréquenté des milieux sionistes. Ainsi P. Istrati écrivit en 1930, dix ans à peine avant que la France ne trahisse beaucoup de ses citoyens de cœur: De toutes les nations prodigues de généreuse pensée, la France nous est la plus connue. Elle nous empoisonne avec ses deux derniers siècles de littérature et de philosophie. Nous y croyons. Nous la prenons au mot. Nous nous emballons. Et nous venons parfois, sous un train ou à pied, lui demander des comptes. 15 Dans son livre L’Utopie du Juif, Henri Meschonnic souligne à quel point le destin des Juifs en France est lié aux idées fondatrices de la Révolution et de la République. Ce lien, constate-t-il, remonte au messianisme d’un abbé Grégoire „qui a lié historiquement, jusque dans son idéalisation, jusqu’au rêve d’une République universelle, dont parlait Hugo, les Juifs et la Révolution“. 16 Or, l’Histoire a mis fin à ce rêve: 11 Cf. le colloque Le Communautarisme: vrai concept et faux problèmes organisé, sous la direction de Gil Delannoi, Pierre-André Taguieff et Shmuel Trigano, par le Groupe d’études et d’observation de la démocratie (GÉODE) et le Centre de recherches politiques de Sciences politiques (CEVIPOF) à l’IEPP, le 5 février 2004. In en est sorti le dossier Gil Delannoi et Pierre-André Taguieff (dir.): Autour du Communautarisme, Paris: Les Cahiers du CEVIPOF 43, 2005. 12 Bernard-Henri Lévy: Mémoire vive. Question de principe sept, Paris: Le Livre de Poche (biblio) 2001, p. 145. 13 Cf. le recueil qui régroupe ses articles sur la vie politique et sociale en France: Theodor Herzl: Das Palais Bourbon. Bilder aus dem französichen Parlamentsleben, Berlin: Duncker & Humblot 1895; trad.: Le Palais Bourbon. Tableaux de la vie parlementaire française, trad. par Paul Kessler, La Tour d’Aigues: L’Aube 1995. 14 Cf. la contribution de Manuela Nunes au présent volume. 15 Cité d’après Monique Jutrin: Benjamin Fondane ou le Périple d’Ulysse, Paris: Nizet 1989, p. 39. 16 Henri Meschonnic: L’Utopie du Juif, Paris: Desclée et Brower (Midrash) 2001, p. 334. Israël - l’écharde dans la chair 17 Et ce rêve de République, et les droits des Juifs, ont eu une même fin avec l’État français de Vichy. Double solidarité d’histoire, entre les Juifs et la Révolution, entre antirévolution et le rejet du Juif et de l’étranger, depuis Bonald en 1806 jusqu’aujourd’hui. 17 Il s’agit en effet d’une émulation entre la III e République et le Judenstaat esquissé par Herzl. Le sioniste provençal Bernard Lazare, par contre, mit l’accent sur le fait que la nation juive en elle-même était divisée en classes - un fait qui, selon lui, confirmait qu’il s’agissait d’une nation. Et la nation juive saurait surmonter cette division, mais seulement en tant qu’État-nation: Les Juifs ne trouveront de salut qu’en eux-mêmes. C’est par leur propre force qu’ils se libéreront, qu’ils reconquerront cette dignité qu’on leur a fait perdre. Et quelle solution verront-ils alors devant eux? La partie méprisable et vile, sans convictions et sans autre mobile que son intérêt personnel se convertira; elle n’aura pas pour cela à vaincre des scrupules. Que feront les croyants et que feront les incroyants qui ne se résigneront jamais à la palinodie, ils sentiront plus fortement qu’ils seront libres, eux, individus, quand la collectivité à laquelle ils appartiennent sera libre, quand cette nation sans territoire qu’est la nation juive, aura un sol et pourra sans contrainte disposer d’elle. 18 À l’idée abstraite de „nation“ furent mêlés, depuis le 19 e siècle, d’autres concepts beaucoup plus affectifs: la „Heimat“ en Allemagne et la „patrie“ en France ou en Italie. Des années après l’Holocauste, Primo Levi entreprend des réflexions sur ce terme qui, depuis le risorgimento, est devenu pour les Italiens presque un synonyme de „nation“, en France (et parfois aussi en Italie) par contre le terme „a une connotation à la fois dramatique, polémique et rhétorique: la Patrie est le pays quand il est menacé ou méconnu“. 19 Or, notamment sous l’impression de la Première Guerre mondiale, beaucoup de Juifs vivant dans les pays menacés par le fascisme „préférèrent rester dans ce qu’ils sentaient comme leur ‚patrie’; leurs motivations, pour une large part, étaient communes, avec des nuances diverses selon les lieux“. 20 Pour eux, le projet sioniste était devenu embarrassant, d’autant plus que la propagande antisémite se mettait à s’en emparer afin d’affirmer leur exclusion. L’origine des connotations accompagnant les concepts appelés „Heimat“ ou „patrie“ remonte au romantisme ainsi que celles de deux termes qui leur 17 Id. 18 Bernard Lazare: „Le nationalisme juif [conférence de 1897]“, dans: Delphine Bénichou/ Dominique Bourel (éd.): Le Sionisme dans les textes, Paris: CNRS éditions 2008, pp. 80-101, p. 101. 19 Primo Levi: Les Naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, traduit de l’italien par André Maugé, Paris: Gallimard (Arcades) 1997 [1 ère éd. italien 1986; trad. de 1989], p. 159. 20 Id., p. 160. Till R. Kuhnle 18 paraissent pourtant opposés, à savoir l’„évasion“ et l’„exotisme“. Cet exotisme n’allait pas lâcher les civilisations européennes: l’Orient lointain évoqué par un Gustave Kahn est difficile à distinguer de celui de ses autres contemporains. En effet, il y a une union intime entre le désir d’une patrie et celui d’une évasion: c’est l’utopie, la vision d’une condition harmonieuse qui crée, depuis le romantisme, ce mélange paradoxal d’exotisme et de patriotisme - on est enclin à dire tout comme Hermann Broch que le kitsch (Sartre dirait „la mauvaise foi“) tient lieu de nation. 21 Ce sentiment fut certainement partagé par les sionistes sachant de plus s’en servir afin de propager leurs idées. Au lendemain de la Grande Guerre, l’écrivain français André Spire rédigea en vers libres son poème À la nation juive dans lequel il ne laissait aucun doute sur l’endroit où devait se créer la nouvelle république: Que ce n’est pas seulement pendant quarante-cinq misérables petites années, Mais pendant dix-huit siècles, Que tu fis claquer le drapeau de ton souvenir; Parce que malgré les geôles, les bûchers, les tortures, Et pis encore, le mépris, Tu es resté fidèle au sol dont tu fus arraché, Et à sa rude loi. 22 Cependant, en 1920, il hésita à accepter l’invitation de Chaim Weizmann et à entreprendre un voyage en Palestine. Tant était grande son angoisse d’être déçu et, par la suite, de devenir incapable de continuer sa mission - une mission que lui avait dictée la raison, depuis la proclamation de la Palestine comme l’unique terre d’accueil pour les Juifs. Quelques années auparavant, d’ailleurs, les alternatives, faire émigrer le peuple juif vers l’Argentine ou vers l’Afrique avaient été définitivement abandonnées. Depuis, il fallait faire appel à l’aliya - émigration vers la Palestine - afin de donner une réalité à ce rêve exprimé dans les prières. Et la volonté de mettre en œuvre le projet sioniste exigeait de ses militants une fermeté inébranlable au nom non seulement de la foi ou de la tradition mais encore plus au nom de l’idéal séculier de la République. Ainsi André Spire déclara que son devoir était de „parler, écrire, démontrer aux Juifs, aux rabbins français que leur devoir de Français, de vrais fils de la Révolution française était d’aider de toutes leurs forces à la renaissance d’une Palestine juive“. 23 C’est 21 Pour la terminologie cf. T. R. Kuhnle: „Utopie, Kitsch und Katastrophe. Perspektiven einer daseinsanalytischen Literaturwissenschaft“, dans: Hans Vilmar Geppert / Hubert Zapf (dir.): Theorien der Literatur. Grundlagen und Perspektiven I, Tübingen: Francke, pp. 105-140 22 André Spire: Le Secret, Paris: Gallimard (NRF) 1919, p. 175. 23 A. Spire: Souvenirs à bâtons rompus, Paris: Albin Michel (Présences du Judaïsme) 1962, 117; cf. Marie-Brunette Spire: „Das politische Denken André Spires“, dans: Christoph Israël - l’écharde dans la chair 19 pour cette raison, qu’André Spire était hanté par la crainte que l’image nourrie par des récits comme Le Voyage en Orient de Lamartine ou par l’Itinéraire de Paris à Jérusalem parcouru par Chateaubriand puisse être démentie comme pure illusion au contact de la réalité de cet Orient lointain, d’une réalité qui pourrait, écrit-il, „détruire ma foi sioniste“. 24 Rappelons la grande déception qui s’était emparée de Flaubert à Jérusalem: „Aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue - ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose“. 25 Voici le remède que Spire opposa aux éventuelles déceptions: Une foi! à peine! Une idée, bien plutôt. Car ce n’était pas mon cœur qui était sioniste, un cœur de Juif pieux, entraîné à l’idée de retour vers la terre promise par la récitation des prières, par le culte, par des cérémonies toutes tendues vers l’espoir d’un nouvel exode, des justes et nécessaires réparations. C’était mon cerveau seul, convaincu par la réflexion sur quelque chose de très raisonnable, sur ce qui était essentiel dans le premier Sionisme de Herzl […]. Après avoir longtemps milité aux côtés de Zangwill pour le ‚Territorialisme’, je n’étais donc comme lui et en même temps que lui devenu vraiment Sioniste, que parce que le premier territoire pratiquement ouvert au peuplement juif était la Palestine; Sioniste, pour ainsi dire malgré moi […]. 26 En quelque sorte, ce passage résume le dilemme du Juif qui se décide à faire son ailya pour d’autres motifs que la foi. Soulignons cependant que, malgré son enracinement dans la tradition juive avec son Histoire pleine de souffrances et d’errances, le sionisme politique n’est porté ni par une philosophie de l’Histoire ni par une vision explicitement messianique de l’Histoire. Herzl ramena les exploits de la „Nouvelle Société“ décrite dans son roman Altneuland au fait qu’elle n’avait pas à porter le fardeau du passé - sans pour autant renier l’histoire de son peuple toujours présente en latence: Sans doute nous avons, nous aussi, renoué avec le passé, et il le fallait - la terre ancienne, le peuple ancien - mais les institutions ont été rajeunies. Les peuples qui ont porté sur le dos une histoire ininterrompue étaient nantis de charges contractées par leurs pères. 27 Comme le démontre Ernst Bloch, le sionisme de Herzl repose sur la volonté de reproduire, dans des conditions idéales, un environnement bien européen mais plus complet et tourné vers l’avenir. Ainsi il peut écrire, non sans ironie, à propos d’Altneuland que Herzl y „poursuivait la peinture du pays Miething (dir.): Jüdischer Republikanismus in Frankreich, Tübingen: Niemeyer (Romania Judaica 1) 1998, pp. 107-122. 24 A. Spire: Souvenirs à bâtons rompus, p. 117. 25 Gustave Flaubert: Voyage en Orient (1849-1851), éd. présentée par Claudine Gothot- Mersch, Paris: Gallimard (folio classique) 2008, p. 145. 26 A. Spire: Souvenirs à bâtons rompus, pp. 117sq. 27 Th. Herzl: Le Pays ancien-nouveau, p. 114; Th. Herzl: Altneuland, p. 88 Till R. Kuhnle 20 progressiste bourgeois, où l’on s’était installé dans sa propre tente, au milieu de ses propres vignes, comme jadis chez soi, en Europe, mais maintenant entre soi. En raison du changement minime apporté au système économique dans l’État juif modèle, cette utopie n’était pas installé dans un avenir très éloigné: elle se déclare compte rendu de l’année 1920“. 28 Or, Herzl récusait le millénarisme radical - tout en restant fidèle au rêve d’un avenir illimité dans ses possibilités dont l’avènement lui paraissait imminent: Naguère, on discutait sans fin de l’État futur, les uns d’une manière fumeuse, certains avec mépris, d’autres encore avec fureur. Aux yeux des gens soi-disant pratiques, il était suprêmement ridicule de chercher à esquisser l’État à venir.[…]. On envisageait l’impossible État de demain sur les ruines improbables des institutions d’aujourd’hui. C’est-à-dire une sorte de fin du monde, que seul un poltron peut envisager. D’abord le chaos, puis l’ordre nouveau dont il est douteux qu’il fût meilleur que l’ancien. […] L’ancien n’a pas nécessairement à disparaître d’un coup, pour permettre le surgissement du neuf. […] Depuis que j’ai vu ici qu’on peut bâtir un nouvel ordre des choses avec des matériaux anciens, je ne crois plus ni à la destruction complète ni au renouvellement intégral des institutions. Je crois […] à une construction graduelle de la société. Je crois aussi qu’elle ne se fait jamais selon un plan, mais à mesure des besoins. La nécessité est son architecte. 29 Quelques années plus tard, au sortir de la Première Guerre mondiale, André Spire, fondateur de la revue Palestine Nouvelle, fut témoin de la transformation de la Palestine en Altneuland. En 1909 avait été fondée dans la banlieue de Yaffo (Jaffa) la première ville juive de Palestine: Tel Aviv. 30 La Palestine qu’allait donc découvrir Spire en 1920, à l’invitation de Chaim Weitzmann, fut un exemple de la mise en œuvre de ce colonialisme ‘soft’ prôné par la III e République ayant trouvé son écho dans les romans d’un Jules Verne. 31 En d’autres termes: Israël est censé réaliser une émulation du monde ancien, tout en rappelant à celui-ci ses valeurs. Et c’est sur ces valeurs que repose la vision d’un homme nouveau à créer, vision chérie par les grandes utopies, mais également nourrie par le projet d’une Éducation du genre humain - tel est le titre d’un traité d’inspiration messianique redigé par Lessing et traduit à l’apogée du romantisme français par Eugène Rodrigues, 28 Ernst Bloch: Das Prinzip Hoffnung [1959] (= Werkausgabe 5), Frankfurt a.M.: Suhrkamp (stw) 1985, 704 / Le Principe espérance Il.4. Les épures d’un monde meilleur, traduit par Françoise Wuilmart, Paris: Gallimard 1982, p. 192 29 Th. Herzl: Le Pays ancien-nouveau, 348; Th. Herzl: Altneuland, p. 334. 30 Yaacov Shaviti: Tel Aviv. Naissance d’une ville (1909-1936), Paris: Albin Michel (Présences du Judaïsme), 2004, p. 23. 31 Pour le 19 e siècle, on pourrait citer les activités de la famille Rothschild ayant introduit la viticulture moderne en Palestine: Ran Aaronsohn: Rothschild and early Jewish Colonization in Palestine (Geographical Perspectives on the Human Past), Londres: Rowman & Littlefield Publishers 2000, p. 211. Israël - l’écharde dans la chair 21 disciple juif du socialiste utopique Saint-Simon. 32 Le film La vie des Juif en Palestine de 1913, par exemple, met particulièrement l’accent sur les écoles contruites par les Juifs en Terre promise. 33 La Palestine évoquera chez les Juifs toujours plus que le nom d’un lieu mythique ou d’une simple colonie: il s’agit d’un impératif éthique. Ainsi Claude Vigée, poète d’expression française ayant fait son aliya, explique en 2008: On ne peut pas comprendre l’aventure sioniste si on occulte son côté visionnaire. C’est dans la perspective d’une humanité meilleure, plus heureuse, que je situe l’histoire moderne du peuple d’Israël revenant sur la terre de Canaan comme aux premiers temps, pour se ‚rédimer’ lui-même. Dans chaque âme juive persiste le rêve de miséricorde universelle dont on se rapproche peut-être à travers tous les maux de l’Histoire. 34 Or, cette réalité a profondément changé avec la fondation de l’État d’Israël en 1948. Évidemment, on ne pouvait ignorer ni les premiers colons ni les combats menés en Terre promise contre les Britanniques lors de la fondation de cet État à la suite de la Shoah. Ainsi de nombreux penseurs juifs, israéliens ou autres, mais avant tout des penseurs chrétiens s’appuient sur une relecture de l’Ancien Testament pour confiner cette fondation d’un État dans la perspective d’une Histoire Sainte ayant affligé ce peuple de souffrances. Une telle lecture fait objet d’une controverse parmi les grands penseurs du judaïsme. Et Emmanuel Levinas cherche à trancher dans ce débat: Or, l’histoire juive contemporaine s’expose en des récits dont le sens littéral va plus loin que toute métaphore. La vie et la mort des juifs sous l’occupation nazie, la vie et la mort des juifs bâtisseurs de l’État d’Israël! Entrevoir le lien profond qui lie une vie à l’autre et une mort à l’autre - rattacher le désespoir des camps aux recommencements en Israël - c’est sans doute parler Histoire Sainte, sans rhétorique ni théologie. 35 L’État d’Israël est entré dans l’Histoire! Mais est-il le fruit de cette histoire chantée par le Psaume 137 auquel le mouvement sioniste doit son nom? Depuis, le verset „Si je t’oublie, Jérusalem, Que ma droite m’oublie! “ résume plutôt une Realpolitik dont l’enjeu est un État national mis devant 32 Eugène Rodrigues: „G. E. Lessing: L’éducation du genre humain“, dans: [Ouvrage collectif] Religion saint-simonienne: 1831, pp. 293-318. 33 Cf. le compte redu de Benjamin Fondane avec la note de la traductrice (Carmen Oszi), reproduit dans le présent volume. 34 Claude Vigée dans un entretien donné au Magazine littéraire, avril 2008 (Les juifs et la littérature), p. 71. Pour C. Vigée cf. M. Jutrin: „Poètes juifs de langue francaise: malentendus et connivences“ - contribution au présent volume. 35 Emmanuel Levinas: Difficile Liberté, Paris: Le Livre de Poche (biblio essais) 1990, p. 184. Cf. aussi l’article M. Jutrin: „Rachel Bespaloff et la science des moments de détresse“ - contribution au présent volume. Till R. Kuhnle 22 l’alternative ou la vie ou la mort. Raymond Aron met en relief le fond du dilemme qui s’ensuit: Le jour où les Sionistes ont décidé de devenir Isaréliens, c’est-à-dire de créer un État national, de type séculier, ils ont du même coup rompu avec leurs ‘corréligionnaires’ qui n’avaient ni le moyen ni le désir de les rejoindre en Palestine. Les Israéliens déclarent implicitement au moins que la communauté juive est d’essence et de vocation nationale alorsque les Juifs de la diaspora maintiennent que cette communauté est d’essence religieuse ou culturelle et non de vocation nationale dans la mesure où l’idée nationale ne s’accomplit que dans et par l’indépendance étatique. 36 Toutefois, nul n’a peut-être mieux exprimé le fond de ce„mystère“ qui lie un intellectuel juif de France avec Israël que Raymond Aron: Français, j’avoue que, dans certaines circonstances, j’éprouve à l’égard d’Israël une dilection particulière. Je plaide que le patriotisme ne doit être ni exclusif ni totalitaire. Une adhésion nationale n’exclut pas, avec d’autres nations ou d’autres peuples, des affinités, traditionnelles ou électives. 37 Malgré ses racines républicaines et socialistes, le sionisme se heurte à une gauche européenne qui défend, notamment depuis la guerre de 1967, une autre vision des impératifs de l’Histoire. À l’issue de la guerre de 1967, l’étiquette d’usurpateur impérialiste fut accolée aux Juifs déjà dénigrés par certains pères du socialisme. C’était le temps des grands combats idéologiques dont la revue Les Temps modernes était devenue un forum important - jusqu’aux positions erronées de Sartre lors de l’attentat de Munich en 1972. Un des rédacteurs de la revue, Claude Lanzmann, préparait la grande sortie de son film Pourquoi Israël lorsque la guerre de Kippour éclata. 38 L’expérience de la guerre de 1973 avec la menace d’une nouvelle vague d’extermination allait ébranler les consciences d’une gauche juive qui avait d’abord cédé à la judéophobie des milieux soixante-huitards. C’était alors à certains intellectuels ‚bourgeois’ de se mettre en tête d’un mouvement pour briser la Solitude d’Israël - nom d’un colloque pour lequel Raymond Aron proposa un exposé devenu célèbre: Kipour 5734. 39 36 Raymond Aron: „Jes Juifs et l’État d’Israël“ [1962], dans R. Aron: De Gaulle, Israël et les Juifs, Paris: Plon (Tribune libre) 1968, pp. 159-179, p. 162. 37 R. Aron: „Discours de Jérusalem“ [1972], dans: R. Aron: Essais sur la condition juive contemporaine, textes réunis et annotés par Perrine Simon-Nahum, Paris: Texto 2007, pp. 235-243, p. 242. 38 Pour cette période cf. les chapitres XVI à XVIII de Claude Lanzmann: Le Lièvre de Patagonie, Paris: Gallimard (folio) 2010 [1 ère éd. 2009]. 39 R. Aron: „Exposé: Kipour 5734“, dans: Solitude d’Israël, XIVe colloque des intellectuels juifs de langue française, Paris: Puf 1973, 172-178; repr. dans: R. Aron: Essais sur la condition juive contemporaine, 245-258. Cf. aussi: Perrine Simon-Nahum, „Penser le judaïsme. Re- Israël - l’écharde dans la chair 23 On est dès lors enclin à partager le constat de Finkielkraut écrivant que, depuis la fondation de l’État d’Israël, la „judéité ne s’est pas plus fixée dans sa définition nationale que dans les lieux du culte et les gestes de la liturgie“ pour conclure que „l’État d’Israël rend incontestablement service aux Juifs de France, mais pas celui de simplifier leur condition“. 40 La mauvaise foi sartrienne paraît se frayer un chemin quand une voix comme celle d’Albert Memmi se lève pour déclarer: La renaissance d’un État juif souverain, le souvenir encore frais d’une terrible guerre, où les Juifs ont payé si cher le fait d’être Juif, où l’antisémitisme s’est trouvé lie avec un régime honni par la presque totalité du monde rendent malaisée, actuellement du moins, une expression trop ouverte de la haine du Juif. 41 Ce qui est révélateur dans ce passage tiré de la postface de son livre Portrait d’un Juif, écrit en 1962 et remanié bien après, c’est la tournure „actuellement du moins“. Et la suite s’avère encore plus menaçante quand il est question de cette „liquidation progressive de l’oppression subie par le Juif“ qui pourrait encore subir des revers. Ces réflexions - sans que ce soit dit explicitement - impliquent pourtant que cet „État juif souverain“ puisse être sacrifié au cours dudit „processus de libération“. En effet, les voix littéraires juives d’expression française - mais aussi d’autres - étaient d’abord sous l’emprise de l’Holocauste 42 qu’ils avaient dans la plupart des cas vécu eux-mêmes comme Elie Wiesel ou l’Espagnol Jorge Semprun. C’est avant tout Élie Wiesel qui - longtemps après avoir accompagné comme journaliste la naissance du nouvel État - continue à élever la voix pour l’espoir lié au nom d’Israël dans tous les sens attribués au terme: Vous me reprocherez peut-être ma foi en Israël. Tant pis. Jamais je n’ai dissimulé et jamais je ne nierai la passion que j’ai pour le peuple juif: c’est à travers lui qu’un humanisme universel me paraît possible… C’est en restant fidèle à mon peuple que je proclame mon attachement à l’humanité dont il fait partie. 43 Et longue est la liste des écrivains et des érudits juifs assassinés par les occupants nazis, le plus souvent secondés par la police française. Or, parmi ces survivants - à l’exception de ceux qui ont émigré vers la Palestine - l’Etat juif fondé en 1948 paraît souvent absent dans leurs œuvres. Peut-être était-ce tour sur les colloques des intellectuels juifs de langue française (1957-2000)“, dans: Archives juives N° 38, 2005/ 1, pp. 79-106. 40 Alain Finkielkraut: Le Juif imaginaire, Paris: Seuil (Points) 1983 (1 ère éd. 1980), pp. 201sq. 41 Albert Memmi: Portrait d’un juif. Édition revue et corrigée par l’auteur, Paris: Gallimard (folio) 2003, pp. 339. 42 Cf. Beate Wolfstein: Untersuchungen zum französisch-jüdischen Roman nach dem Zweiten Weltkrieg, Tübingen: Niemeyer (mimesis) 2003. 43 Elie Wiesel: „Lettre sur les Palestiniens“, dans: Libération, 22 février 1988. Cette „lettre“ a suscité une vive polémique - cf. Régis Debray: Que vive la République, Paris: Odile Jacob 1989, pp. 209. Till R. Kuhnle 24 leur préoccupation pour la paix en Europe qui y faisait écran, comme dans les réflexions de l’italien Primo Levi. 44 Cette expérience allait surtout occuper les écrivains juifs qui auraient grandi après la Libération 45 . C’est l’œuvre de Patrick Modiano qui en témoigne - notamment avec son roman La Place de l’Étoile sorti en 1968. Les auteurs juifs en Europe cherchaient à se distancier d’une certaine „victimologie“ qui avait également suscité la critique parmi les survivants - ce qu’ils avaient en commun avec leurs confrères dans le jeune État naissant et dans d’autres pays. Citons à titre d’exemple l’intellectuelle autrichienne Ruth Klüger ayant dénoncé le „kitsch du souvenir“ („Kitsch der Erinnerung“) 46 . En France, une nouvelle génération d’intellectuels juifs à la recherche d’une identité au-delà de la Shoah allait s’exprimer à travers un livre: Réflexions sur la question juive de Jean-Paul Sartre. Même un anti-sartrien farouche comme Bernard-Henri Lévi reconnaît l’importance de ce livre pour les Juifs „nés après la Shoah et après le livre“. 47 Le mérite de Sartre, c’est d’avoir relevé le fait que le „Juif inauthentique“ qui se crée à l’image de l’antisémite peut pousser sa mauvaise foi jusqu’au reniement de sa condition pour finir antisémite à son tour; ses réflexions sur le „Juif inauthentique“ ont pu aider toute une génération à se dégager et du regard de l’antisémite et d’un passé traumatisant sur le point de paralyser les enfants des survivants. 48 Or, cette génération devait faire face à la question posée par Raymond Aron en 1972: „Quelle place pour Israël? “ 49 - notamment dans une France dont l’attitude face à la création d’un État juif en Palestine après 1945 avait toujours été ambiguë et continue à l’être. Il y a d’un côté les intérêts défendus par la France dans le monde arabe, de l’autre ces 550 000 Juifs qui vivent en France, sans oublier le grand nombre d’Israéliens qui se déclarent francophones. 50 44 P. Levi. Les Naufragés et les rescapés, p. 158-161. 45 Pour les différentes formes de discours autobiographique produit par le traumatisme de la Shoah cf. les contributions à C. Miething (dir.): Zeitgenössiche jüdische Autobiographie, Tübingen: Niemeyer (Romania Judaica 7) 2003. 46 Ruth Klüger: „Mißbrauch der Erinnerung: KZ-Kitsch“, dans: R. Klüger: Von hoher und niedriger Literatur, Göttingen: Wallenstein Verlag [Haus der Sprache und Literatur Bonn] 2 e éd. 1996, pp. 29-44, p. 30. 47 Bernard-Henri Lévy: Le Siècle de Sartre. Enquête philosophique, Paris: Grasset 2003, p. 403. Bilan remarquable de la vie intellectuelle de Sartre - tant qu’il n’est pas question de philosophie, domaine dans lequel BHL ne saura jamais convaincre. Plutôt problématique est l’épilogue relatant à travers des anecdotes les relations du vieux Sartre avec „ses“ Juifs, notamment avec Benny Lévy. 48 Jean-Paul Sartre: Réflexions sur la Question juive, Paris: Gallimard (NRF) 1945, l’édition de 1954 comporte une préface d’Arlette Elkaïm Sartre. 49 R. Aron: „Discours de Jérusalem“, p. 243. 50 Cf. l’étude de Tsilla Hershco: Entre Paris et Jérusalem, La France, le Sionisme et la création de l’Etat d’Israël 1945-1949, éditions Honoré Champion, Bibliothèque d’Etudes juives, 2003 (avec une préface de Shimon Peres). Israël - l’écharde dans la chair 25 C’est l’œuvre de Marc Weitzmann qui illustre le dilemme d’un intellectuel juif dans ce milieu d’une gauche caviar qui se prépare à la grande désillusion des années Mitterrand, une désillusion qui - pour avancer ici un argument un peu osé - aura amené la réévaluation des rapports avec Israël au sein d’un milieu juif faisant partie de cette gauche: dans le roman Chaos, 51 „auto-fiction“ 52 construite en quelque sorte autour des Réflexions sur la question juive de Sartre, le protagoniste est un Juif qui cherche à se libérer du fardeau de cette Shoah omniprésente; dans un autre roman, Une Place dans le monde, l’histoire de la famille du personnage principal reflète la „mauvaise foi“ qui hante un milieu juif réticent à l’aliya. Or, le narrateur de cette autofiction se rend en Israël - affichant les meilleures intentions qui ne sont que des prétextes - afin d’y (re-)trouver l’enfer. Et ce n’est pas sans ironie que Weitzmann fait dire à un de ses personnages: Nous vivons le grand retour de la Prophétie en Occident. J’y crois tout à fait. Le 17 e siècle a eu ses philosophes, le 19 e ses chefs d’État, la société de demain voudra ses prophètes. Et les Juifs ont un rôle à jouer là-dedans. La société de communication signe la fin de l’israélitisme. Nous entrons dans un monde neuf. 53 Ou pour le dire autrement: c’est encore aux Juifs - à l’israélo-élitisme - de faire mieux en réalisant la société de communication. En quelque sorte, l’État d’Israël est ressenti dans la conscience juive comme, pour employer une métaphore de Kierkegaard, une écharde dans la chair. Selon Benny Lévy qui s’en prend à la „vision politique du monde“, tout le dilemme des Juifs à l’égard de l’État d’Israël se montre par le biais du fait que „théologiquement la révélation est autorisation mais qu’elle vient d’en haut, or nous voulions un autorisation qui vînt par le bas (le pacte civil)“. Il s’ensuit qu’une bassesse en quelque sorte primordiale s’inscrit dans cet État qui doit assumer un paradoxe: „La hauteur c’est la bassesse“. L’ami de Sartre en tire la conclusion suivante: „L’État moderne arrive à faire que la pire bassesse se fasse sublime. La pire bassesse - se désister, se défaire de son unicité, prend de la hauteur“. 54 C’est ainsi que Benny Lévy ressent cette écharde que constitue „La normalisation d’Israël“ 55 dans la chair des Juifs du monde. L’extrême droite post-maoïste en profite pour fonder son antisémitisme sur la non-reconnaissance de l’histoire des Juifs en Europe. En appelant les 51 Marc Weitzmann: Chaos, Paris: Gallimard (folio) 1999. 52 M. Weitzmann a adopté ce terme créé par Serge Doubrovsky; cf. Jacques Lecarme: „Autobiographie / Roman / Autofiction“, dans: C. Miething (dir.): Zeitgenössiche jüdische Autobiographie, pp. 35-42. 53 M. Weitzmann: Une Place dans le monde, Paris: Le Livre de poche 2005 [1 ère éd. 2004], p. 186. 54 Benny Lévy: Le Meurtre du pasteur. Critique de la vision politique du monde, Paris: Le Livre de Poche (biblio essais) 2004, p. 165. 55 Id., pp. 148-156. Till R. Kuhnle 26 Juifs à défendre leur judaïté contre Israël, le „nom“ qui avait été souillé par Hitler, cette idéologie invite à renier une Histoire qui, après des siècles de pogroms et puis la Shoah, a débouché sur la fondation d’un État juif en Palestine; elle cherche donc à faire oublier les souffrances individuelles d’innombrables générations dont les survivants et leur descendance ont trouvé refuge dans cet État. C’est dans une abstraction similaire à celle qu’ils reprochent au nazisme que se sauvent les porte-parole de cette idéologie par crainte de faire face à une réalité qui demande ses comptes à un Mao, à un Pol Pot ou à un Karadzic. Nulle dialectique animée par la mauvaise foi ne mérite d’être appelée „dialectique“. Ainsi parlait Alain Badiou: J’affirme qu’à mes yeux, la politique de conquête, de liquidation physique des Palestiniens, de massacre de lycéens arabes, de maisons dynamitées, de tortures, que mène aujourd’hui l’État d’Israël, est la plus grave menace qui puisse peser sur le nom des juifs. Ce nom aujourd’hui n’a de sens, dans la continuité même de ce qui en fait la renaissance sacrée après la Deuxième Guerre mondiale, qu’à se désimpliquer radicalement de l’État d’Israël, et à poser que cet État, dans sa figure actuelle, ne tolère pas, ne mérite d’aucune façon le nom de juif. Et que si trop et trop d’Israéliens sont organisés par cet État, il faut en conclure qu’Israël est un pays où il y a de moins en moins de juifs, un pays en voie de déjudaïsation, un pays antisémite - au sens où nous disons volontiers que le PCF est un parti anticommuniste. Que la principale menace sur le nom des juifs vienne d’un État qui se dit juif ne peut surprendre. 56 La reconnaissance du „nom des juifs“ n’empêche pas d’être antisémite puisque l’antisémitisme se manifeste notamment dans la confrontation avec le Juif concret! Non pas l’antisémitisme „théorique“ ou „rhétorique“ (Sartre l’a bien démontré! ) fut à l’origine de l’horreur nazie et mena droit à Auschwitz mais la pratique de renier au Juif le droit d’être reconnu comme un être humain. Reste à noter que bien avant la campagne menée en France contre l’officier Dreyfus la situation des Juifs menacés par des pogroms avait fait naître dans les communautés en Europe le désir d’un retour en Terre promise. Avec„le nom de Juif“, l’école de Badiou paraît avoir trouvé son fer de lance pour s’égarer dans des ergotages comme: „Avant Hitler, il y avait des Juifs, bien réels, individus ou peuple, religieux ou athés, pauvres ou installés, chacun son Juif et chacun ses Juifs. C’est Hitler qui a fait du nom ‚juif’ une Idée, sa grande idée et donc une totalité signifiante“. 57 La bêtise de cet argument n’est que trop évidente car il y avait eu des pogroms avant Hitler; et ces „individus“ dont parle Winter - qui a écrit ce passage témoignant qui montre que leur auteur a apparemment séché ses cours d’Histoire - s’étaient 56 Alain Badiou: Circonstances 3. Portée du mot juif, Paris: Lignes 2005, p. 25. 57 Cécile Winter: „Signifiant-maître des nouveaux aryens. Ce qui a fait du mot ‘juif’ une arme brandie contre la multitude des ‚noms imprononçables’“, dans: A. Badiou: Circonstances 3. Portée du mot juif, pp. 101-124, p. 104. Israël - l’écharde dans la chair 27 réunis sous la bannière du sionisme ayant donné un nom à leur conscience de Juif. Il faut ajouter que ce n’est pas par hasard si la conscience sioniste est née vers la même époque que le concept de la conscience de classe en sociologie - à savoir la prise de conscience d’une condition non seulement partagée par un grand nombre d’individus mais aussi portant en elle le germe d’un projet afin de dépasser cette condition pour aller vers un avenir meilleur; c’est notamment l’œuvre de Hess qui en témoigne. Pour le Juif, cet avenir est associé à un „lieu“ au sens à la fois rhétorique et topographique: Jérusalem. Toutefois, maints intellectuels juifs y voyaient un danger, et même avant sa fondation, le (futur) Etat d’Israël avait été une écharde dans la chair des Juifs. Citons ici Julien Benda qui mit en garde contre La Trahison des clercs - contre le fait que „l’âme affectée d’une haine politique prend conscience de sa propre passion, de la formule“, contre les dangers de la haine allant de pair avec l’éveil des consciences de classe - ou, pour employer une terminologie moderne, contre un communautarisme menaçant la cohésion sociale. Il s’en prit alors à deux tendances, à savoir au „bourgeoisisme“ et à un „certain nationalisme juif“: Alors que jusqu’ici les juifs, accusés en de nombreux pays de constituer une race inférieure ou tout au moins particulière et inassimilable, répondaient en niant cette particularité, en s’efforçant d’en effacer les apparences, en refusant d’admettre la réalité des races, on voit certains d’entre eux, depuis quelques années, s’appliquer à proclamer cette particularité, à en préciser les traits ou ce qu’ils croient tels, à s’en glorifier, à flétrir toute volonté de fusion avec leurs adversaires (voir l’œuvre d’Israël Zangwill, d’André Spire, la Revue Juive). Il ne s’agit pas ici de chercher si le mouvement de ces juifs n’est pas plus noble que l’application de tant d’autres à se faire pardonner leur origine; il s’agit de faire observer à celui qu’intéresse le progrès de la paix dans le monde qu’aux orgueils qui dressent les hommes les uns contre les autres notre âge en aura ajouté un de plus, du moins en tant que conscient et fier de soi. 58 Depuis la Seconde Guerre mondiale, Israël est irrévocablement devenu le refuge le plus important pour les Juifs, tandis que l’existence même de cet État est - une fois de plus - à l’origine d’une nouvelle vague de haine qui frappe la plus importante communauté juive de France, la plus importante en Europe occidentale. 59 Jacques Derrida, Juif de souche maghrébine, considère l’État d’Israël même comme schibboleth 60 - la marque de quelque chose qui ne peut être ni expliqué ni renié. 58 Julien Benda: La Trahison des clercs, Paris: Grasset/ Le Livre de Poche (Pluriel) 1977, 167. Notons que Benda a défendu une vision bien messianique de l’Europe: Discours à la nation européenne, Paris: Gallimard (idées) 1979, p. 131. 59 Cf. l’étude bien documentée de Paul Giniewski Antisionisme - le nouvel antisémitisme, Paris: Cheminements (MA PART) 2005. 60 Jacques Derrida: Schibboleth - pour Paul Celan, Paris: Galilée 1986, 92. Till R. Kuhnle 28 Or le nouvel antisémitisme qui manifeste son ampleur depuis 2010 passe du „symbole al Dura aux rumeurs de Gaza“. 61 Cette fois-ci, c’est l’intégrisme islamiste qui prend avec ardeur la relève des fascismes et d’une gauche antiimpérialiste pour devenir désormais une vraie menace pour tous ceux qui vivent là-bas ou qui souhaitent se revoir „l’année prochaine à Jérusalem“, ce „lieu“ fondateur de leur identité. Toutefois, au commencement de ce millénaire, les Juifs de France se trouvent pris dans le piège du „communautarisme“ naissant qui leur est reproché avec une argumentation paradoxale visant, comme le constate Shmuel Trigano, à „innocenter par principe une communauté arabo-musulmane d’où venaient les actes antisémites. Le politiquement correct qui prévalait alors […] n’était cependant pas dénué de communautarisme“. 62 Dans un contexte où les actes anti-sémites sont réduits en quelque sorte au rang d’escarmouches qui ne concernent que le conflit lointain opposant l’État d’Israël aux Palestiniens, il faut bien prendre note de ce „silence passif des pouvoirs politiques devant la poussée d’anti-sémitisme en 2001-2002“ afin de „flatter l’électorat arabo-musulman plus nombreux que l’électorat juif“. 63 La querelle autour de la notion de „communautarisme“ exprime la crise profonde d’une France ébranlée dans son identité. À propos de L’Avenir des Juifs en France, Shmuel Trigano a dressé un tableau inquiétant: beaucoup des quelques 550 000 Juifs de France sont repoussés dans des quartiers comme le 16 e arrondissement ou dans la ville de Neuilly, s’ils ont les moyens, les autres doivent faire face à une menace croissante dans des quartiers où même la police ne parvient plus à s’imposer; de plus, il y a une crise au sein des grandes organisations juives en France. Cela fait penser à la sociologie du Juif esquissée par Herzl vers la fin du 19 e siècle! Il s’ensuit que le „modèle d’identité juive de l’après-guerre, conjuguant appartenance et citoyenneté“, est considéré désormais comme impossible . 64 Au regard de cette situation, la déception est grande que Derrida n’ait jamais précisé d’une manière convaincante ce qu’il voulait dire en identifiant l’État d’Israël au schibboleth, mais il semble que sa remarque visait le fait qu’Israël continue à être une écharde dans la chair des intellectuels francophones. Apparemment il ne faut pas toucher à cette écharde - impossible d’expliquer autrement comment un auteur comme Albert Memmi, pourtant conscient de l’impact d’une politique à la fois anti-colonialiste et antisémite, 65 puisse réduire en 2009 toute cette problématique au simple constat 61 Cf. Pierre-André Taguieff: La nouvelle Propagande anti-juive. Du Symbole al-Dura aux rumeurs de Gaza, Paris: PUF 2010. 62 Shmuel Trigano: „Les non-dits du débat français sur le communautarisme, dans: G. Delannoi et P.-A. Taguieff: Autour du Communautarisme, 61-82, 65. 63 Id., 78. 64 S. Trigano, L’Avenir des Juifs en France, Paris: Bernard Grasset, 2006. 65 Cf. la contribution d’Alfred Strasser au présent volume. Israël - l’écharde dans la chair 29 que les „Israéliens doivent renoncer au rêve de former une grande nation homogène, à l’exclusion des Palestiniens“ et que les „Arabes doivent renoncer aux alibis, en finir avec la corruption et les tyrannies héréditaires“ pour passer après aux grandes questions du monde… 66 Autant dire, une fois réglé sur place, le problème ne nous touchera plus. Or le débat est loin d’être clos - sans que les arguments des antisémites gagnent en valeur. La tentative d’opposer le Juif à l’Etat d’Israël est aussi étonnante que celle de l’identifier à celui-ci. De la fusillade de la rue des Rosiers en 1982 aux répercussions diplomatiques causées par Ariel Sharon invitant en juillet 2004 les Juifs de France à venir s’installer en Israël: 67 seraitil possible que désormais on ne chérisse plus ce rêve d’une France berceau des valeurs républicaines et, pendant longtemps, terre d’accueil? ou que la France, par le biais des Israéliens de culture francophone, devienne à son tour l’écharde dans la chair d’un État hébreux déchiré par le conflit entre laïcs et religieux? 68 En 2002, Shimon Pérès écrit dans la préface de l’ouvrage La Culture francophone en Israël qui réunit les contributions de nombreux érudits et écrivains francophones: „Près d’un million de francophones plus ou moins actifs vivent aujourd’hui en Israël et je me suis particulièrement attaché à leur devenir“. 69 Et David Mendelson n’exagère pas en précisant: „Cette publication constitue la première présentation de la Francophonie en Israël“. 70 Celui qui réclame ici la parole, c’est la brebis galeuse d’une francophonie mesquine et rancunière à son égard: 66 Albert Memmi: Testament insolent, Paris: Odile Jacob 2009, p. 102. 67 Les grandes lignes du conflit diplomatique entre la France et Israël sont résumée dans l’article „Ariel Sharon appelle les juifs de France à émigrer, sans froisser Paris“, publié par la rédaction du journal Le Monde, 28 juillet 2005; l’article peut être consulté sur www.lemonde.fr (13 février 2011). 68 Cf. Marius Schattner: Israël, l’autre conflit - laïcs contre religieux, Paris: André Versaille 2008. 69 Shimon Pérès: „Israël, la France et la Francophonie“, dans: David Mendelson (dir.): La Culture francophone en Israël, Paris: L’Harmattan (Histoire et Perspectives Méditerranéennes) 2002, 2 Volumes [ici: Vol. I], pp. 7-20, p. 7. 70 David Mendelson: „Présentation“ de La Culture francophone en Israël, 29. Depuis peu, on peut également trouver une entrée „Israël et la francophonie“ sur fr.wikipedia.org (22 février 2011). Cf. aussi Giovanni Dotoli (dir.): Poésie méditerranéenne d’expression française. 1945-1990, Fasano/ Paris: Schena-Nizet 1991, 475 - ainsi que G. Donatoli: „Une littérature à retrouver“, in G. Donatoli (dir.): Le récit méditerranéen d’expression française. 1945-1990,/ Paris: Schena-Nizet 1997, pp. 645-647. Notons aussi les recherches linguistiques sur le français parlé en Israël - en particulier les travaux de Marietta Calderón Tichy de l’Université de Salzburg. Il y a d’ailleurs de nombreuses activités journalistiques (télévision, radio, presse traditionnelle et presse en ligne) d’expression française en Israël. Till R. Kuhnle 30 L’adhésion à part entière d’Israël à la Francophonie va être interprétée comme un gage donné au terrorisme d’État. Qui peut croire qu’après cela les Israéliens ne lorgneront plus vers les eaux du Litani? 71 Épilogue En 2004, Alain Fleischer publie son roman La Hache et le violon. 72 Dans trois épisodes qui se déroulent à des moments différents de l’Histoire, il raconte un événement qui est pourtant censé être unique: la fin du monde! Ce roman relate, au travers de l’Histoire du 20 e siècle, les nombreuses rencontres du narrateur et d’Esther, une jeune femme violoniste - d’abord dans un ghetto imaginaire quelque part en Europe de l’Est, puis dans un camp de concentration allemand où la voix narrative est celle du commandant SS - pour arriver au 21 e siècle dans un État juif situé en Chine. L’abîme qui sépare Esther de son amant est sans cesse creusé par l’Histoire. Mais s’agit-il au fait toujours de la même Esther ou, au moins, des descendantes d’une même Esther? Peu importe puisqu’il y aura encore d’autres Esther, notamment en Israël - et ailleurs. Mais même dans les moments où la force divine de la musique paraît l’emporter, c’est l’humain-trop-humain (Nietzsche) qui triomphe et qui permet à l’Histoire de continuer à creuser ses abîmes. La troisième partie de La Hache et le violon jette un regard ironique et satirique sur le sionisme en donnant à l’histoire d’Israël une autre finalité: au 21 e siècle, l’État d’Israël est évacué et trouve refuge en Chine. C’est une Chine délivrée du communisme tout en étant hantée par l’idéal socialiste, elle est un pays „qui est devenu celui de tous les possibles, celui qui donne un lieu à ce qui n’a pas de lieu, c’est-à-dire à l’utopie, comme par exemple, le dernier chapitre écrit à ce jour de l’histoire d’Israël“ (HV, p. 394). Le narrateur qui a atteint l’âge „biblique“ de 130 ans est le même que dans la première partie du roman située en 1933. Et son âge le fait dépasser l’Histoire pourtant définie comme cette suite infinie d’histoires individuelles qu’elle sabote (HV, p. 381). Cet individu ‚hors d’âge’ résume donc la dialectique reliant les histoires individuelles à l’Histoire. Ses mots sans puissance demandent à être entendus - comme les paroles de la Bible dans toute leur ambiguïté. Chaque récit de l’Écriture sainte est un jalon qui, pour l’initié, dévoile par degré (les quatre niveaux de la signification allégorique) la vérité de la pa- 71 Gilles Munier [Sécrétaire général des Amitiés franco-irakiennes, AFI]: „Israel membre de la Fancophonie? Non merci“ publié le 15 septembre 2006 sur le site voltairenet.org (22 février 2011). 72 Alain Fleischer: La Hache et le violon, Paris: Seuil 2004 - désormais cité dans le texte (HV). Cf. T.R Kuhnle: „Redécouvrir la Palestine à travers Adorno: La Hache et le violon d’Alain Fleischer“, dans: T.R. Kuhnle / S. Wiedner (dir.): Contacts. Le désir du canon. L’esthétique de la citation dans le roman français/ francophone post-soixante-huitard / Dossier: Lendemains, 32 - 126/ 127, Tübingen: Narr, pp. 89-172, pp. 144-153. Israël - l’écharde dans la chair 31 role divine sans pour autant permettre de la saisir entièrement - c’est l’enseignement du Zohar, du grand livre de la Cabbale. 73 Les nombreuses Esther ‘métonymiques’ évoquées par les narrateurs à travers les trois périodes de l’Histoire évoquées dans son roman font partie d’une réécriture du Rouleau d’Esther en tant que parabole d’un peuple qui n’est toujours pas arrivé à son but, voire du destin non accompli de l’humanité. Or, dans la troisième partie du roman, le personnage d’Esther est étroitement associé au sionisme. Et il y a encore un autre narrateur dont l’identité reste incertaine qui, en 1977 à Jérusalem, rencontre une autre musicienne nommée Esther: […] Esther appartient à cette lignée issue de l’héroïne salvatrice qui avait porté ce prénom dans la Perse du roi Assuérus […]. Esther a sur moi la supériorité d’une légitimité biblique […]. De sa naissance en terre promise, enfin reconquise, elle a puisé, retrouvant des racines très anciennes qui l’ont attendue, une beauté des temps antiques (HV, p.363). Un recours à la technique de la photographie permet de comprendre ce que Fleischer veut exprimer par ces images juxtaposées: comme toute œuvre d’art, le roman est, en quelque sorte, ce bain de fixation duquel émergent les images. Mais les instantanés reproduits dans ce bain affirment - en tant qu’images toujours fragmentaires - une tradition juive qui s’étend sur toutes les visions concernant l’avenir de l’humanité. Or, derrière ces images figure celle d’un État devenu réalité et se réclamant de ce Sion du Psaume 137 - dans une Histoire qui attend toujours le Messie. Rappelons ici que Fleischer fait prononcer au commandant du camp de concentration épris d’une de ces Esther cette phrase énigmatique qui évoque AltNeuLand de Theodor Herzl: „Le seul pays qui peut me sembler nouveau est aussi le plus ancien, c’est le seul vrai pays d’Esther: là même où je l’ai perdue“ (HV, p. 372). 73 Pour des références cf. T.R. Kuhnle: „Kabbala und Literaturtheorie - von Dante bis Derrida“, dans: Günter Butzer/ Hubert Zapf (dir.): Theorien der Literatur IV, Tübingen: A. Francke 2009, pp. 271-303. Carmen Oszi Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste dans la presse juive roumaine Et l’histoire est derrière nous et l’histoire est devant nous. 1 Je viens d’une petite ville […] ville de petits juifs accrochés à l’air. 2 I. C’était Hegel qui remarquait dans Aphorismes de l’époque d’Iéna que, dans l’ère moderne, la lecture du journal était „une sorte de priére réaliste du matin“. 3 On lit le journal d’une manière individuelle tout en étant bien conscient que les membres de toute une communauté, plus vaste, sont en train de faire le même acte rituel, en même temps, et que l’on attend l’édition de demain qui donnera, à la place du Dieu, une orientation au „monde“. Cet acte inscrit l’homme moderne dans la tradition aristotélicienne et de la polis grec où l’individu trouve sa place dans la communauté grâce à une reconnaissance mutuelle entre les membres de ce groupe. Cette reconnaissance mutuelle des individus et leur interaction communicative constituent la base de création de toute communauté . Elle sera, plus tard, le point de départ du mouvement sioniste et son aspiration vers un État-nation - où l’aspect identitaire, l’appartenance à un groupe coïncide avec l’existence d’une forme de souveraineté et d’institutions politiques et administrative qui l’exercent. Durant la période d’exil du peuple juif, les différentes communautés éparpillées à travers le monde étaient liées entre elles par une commune 1 B. Fundoianu (Benjamin Fondane): „Utopie et territoire“ (Mântuirea I, No 6, 29 janvier 1919), dans: Monique Jutrin (éd.): Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009, p. 138. 2 Benjamin Fondane: Le Mal des fantômes, Paris: Verdier 2006, p. 25. 3 C’est la traduction française répendue. Dans l’original, il est question d’une „sorte de bénédiciton réaliste du matin“. Georg Wilhelm Friedrich Hegel: Jenaer Schriften. 1801- 1807 (= Werke 2), Franfurt a.M.: Suhrkamp (stw) 2e éd. 1990, 547. „Das Zeitungslesen des Morgens früh ist eine Art von realistischem Morgensegen“. Carmen Oszi 34 vision d’essence religieuse. Dans la perception traditionnelle de la temporalité, caractérisée par une osmose, une union intime entre cosmologie et histoire, les origines du monde et de l’homme étaient considérées comme essentiellement identiques. Cette simultanéité, basée sur une perception cosmologique du temps, n’avait de sens que dans les limites d’une conscience religieuse. L’écriture était associée à une puissante source transcendantale et perçue comme inséparable de la vérité: les textes religieux, en particulier la Bible et le Talmud babylonien, 4 façonnaient la vie des communautés. Le savoir talmudique rabbinique avait constitué les fondements d’une culture qui valorisait la communauté locale tout en permettant aux Juifs, à travers ces textes, de transcender leur condition et de créer ainsi une conscience d’eux-mêmes comme entité ethnique. Dans l’atmosphère de bouillonnement intellectuel et scientifique qui, à l’issue des Lumières en France ou de l’Aufklärung en Allemagne, régnait dans l’Europe du 18 e et du 19 e siècle, débute en Allemagne un mouvement de pensée qui marque le commencement d’une nouvelle ère dans l’histoire du peuple juif, la Haskala. Les intellectuels juifs mettent toutes leurs aspirations dans ces idées nouvelles. Par leur biais, ils espèrent atteindre le but escompté: améliorer la situation des Juifs européens. Cette période coïncide avec l’essor de la presse et surtout avec l’apparition des périodiques, 5 qui deviendront le mode d’expression favori de la sphère publique émergente ainsi qu’un moyen de développement d’une culture publique caractérisée par une approche critique de la réalité (kritische Öffentlichkeit). 6 Dès lors, les périodiques, expression intégrale du processus de modernisation et de laïcisation des communautés juives (jusqu’alors avant tout religieuses), apportent une nouvelle source pour renforcer le sentiment de solidarité et la vision d’une collectivité, qui pourrait se constituer en nation, à l’instar des nations modernes en train de naître. Ils contribuent à renforcer une nouvelle conception du temps: celle du mouvement simultané à travers 4 Le Talmud (en hébreu: étude) est une compilation des discussions rabbiniques se rapportant à la législation, à l’éthique, aux coutûmes et à l’histoire des Juifs, qui se fit dans les deux grands centres de l’érudition juive de l’époque, la la terre d’Israël (plus précisément, la Galilée) et la Babylonie. Bien que ces deux centres aient correspondu, deux corpus d’analyse distincts se développèrent et il en résulta deux versions du Talmud. La première compilation réalisée fut celle des académies galiléennes au quatrième siècle, et porte le nom de Talmud de Jérusalem. Le Talmud de Babylone fut achevé un siècle plus tard. 5 Les premiers journaux juifs apparaissent déjà au 17 e siècle, à Amsterdam: Gazeta de Amsterdam (1674-1699), en espagnol, et Dinstagische un Fraytagische Kuranten (1686- 1687), en yiddish; les deux journaux privilégiaient les nouvelles commerciales, ainsi que les nouvelles internationales. 6 C.f. Jürgen Habermas, L’espace public: archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris: Payot 1997 (orig.: Strukturwandel der Öffentlichkeit, Darmstadt: Luchterhand 1963). Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste 35 l’histoire des différentes communautés en dehors d’un contexte théologicocosmologique. C’est notamment dans les périodes de crise, que le journalisme juif connaît son heure de gloire. Le rassemblement d’informations sur des communautés en crise, relatées et lues dans les pages des périodiques, entraîne des débats et des prises de position contribuant ainsi à une ré-conceptualisation de l’identité juive, à une ré-imagination de ce qui commence à se manifester comme la nation juive. 7 Des événements comme l’affaire de Damas, 8 l’affaire Dreyfus 9 et les pogromes en Russie tsariste, 10 imposent un débat sur la „question juive“ dans un contexte politique international et favorisent ainsi l’émergence d’un mouvement juif national: ce sera le sionisme. 11 7 C.f. Benedict Anderson: Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Revised Edition. London and New York: Verso 1991. 8 En 1840, suite à la disparition sans traces du père Tommaso, moine jésuite italien, le consul de France à Damas accuse des Juifs de l’avoir assassiné pour utiliser son sang à des fins rituelles. Sept notables juifs de Damas sont arrêtés et torturés. James de Rothschild, consul honoraire d’Autriche à Paris, bientôt suivi par Moïse Montefiore et Adolphe Crémieux, s’empare de l’affaire. La mobilisation des puissances occidentales pour les Juifs de Damas et leur pression sur le Sultan ottoman et le Pacha d’Égypte mènent à la libération des notables de Damas en août 1840. Montefiore obtient par la suite du Sultan Abdul Majid la proclamation d’un décret de protection des Juifs de l’Empire ottoman contre les accusations de crimes rituels. L’affaire suscite l’intérêt de Heinrich Heine, en tant que correspondant à Paris de l’Augsburger Allgemeinen Zeitung [AAZ]: „Syrien und Aegypten“, AAZ, 13. Mai 1840, p. 1071 (Heinrich Heine: Säkularausgabe, Berlin/ Paris 1979, Bd. 10, pp. 30-31.); Paris“, AAZ 14. Mai., 23. Mai 1840 (Beilage), p. 1146 (Säkularausgabe, Bd. 10, pp. 32-33.); „Die Juden und die Presse in Paris“, AAZ, 02. Juni 1840, pp. 1229-1230. (Säkularausgabe, Bd. 10, pp. 36-39.) Heine écrit une suite à cet article (qui ne sera pas publiée par AAZ) reprise en 1854 dans Lutezia: „Die Juden und die Presse in Paris“. Zweiter Artikel. 11. Juni 1840. (Säkularausgabe, Bd.10, pp. 43-45). Un dernier article, „Paris“, 20. Juli, est publié par AAZ, 06. August 1840 (Beilage), p. 1740. (Säkularausgabe, Bd. 10, pp. 58-60). 9 L’affaire Dreyfus (1894-1906), déclenchée à la suite d’une erreur judiciaire sur un fond d’espionnage et d’antisémitisme dont sera victime le capitaine Alfred Dreyfus, est suivie par Theodor Herzl en tant que correspondant a Paris du journal viennois Neue Freie Presse. 10 Le pogrom de 1881, suite à l’assassinat du Tsar Alexandre II, aura comme conséquence le commencement de la première émigration massive des Juifs de l’Europe de l’Est. Entre 1903 et 1906 approximativement 50.000 des Juifs furent massacrés au cours d’une série des pogromes qui ont commencé à Chişinău/ Kishinev (Bessarabie/ Moldova). Ces attaques, encouragées par le gouvernement russe, ont intensifié l’émigration vers l’Amérique et en Eretz Israël (La Terre d’Israël). 11 Le sionisme (qui doit son nom au mont Sion, colline sur laquelle fut bâtie Jérusalem) est une idéologie politique nationaliste prônant la création d’un état peuplé par les Juifs à l’intérieur des limites de la Terre d’Israël. Sur un plan idéologique et institutionnel, le sionisme entend œuvrer à redonner aux Juifs un statut perdu depuis l’Antiquité, à savoir celui d’un peuple regroupé au sein d’un même État. Carmen Oszi 36 A partir de la fin du 19 e siècle, sur le fond des changements politiques et culturels dans la société juive, on assiste à un renforcement du rôle joué par la presse. Les vieux mécanismes - la consécration d’un pouvoir souverain au cœur des communautés - tombent en désuétude par l’émergence de l’état moderne. La diaspora entre dans une période de crise, de remise en question de l’autorité et de sa légitimité pendant laquelle les journaux et les périodiques joueront un rôle prépondérant dans la transformation des structures politiques au sein des communautés juives. La presse contribuera à la création d’un espace public ouvert à des débats qui mèneront à la naissance de visées politiques spécifiques. Malgré la censure et les incessants combats pour obtenir une autorisation de publication et malgré les difficultés financières, la plupart des périodiques réussissent à garder un statut relativement autonome et à guider les communautés dans leur quête d’amélioration de leur condition, en servant de plateforme pour les discussions sociales, politiques et culturelles. Bien que le journalisme fût un métier privé, dont le dessein initial était d’être un agent de communication, ce désir d’élever la voix au nom d’une nation lui confère une fonction publique qui aura un impact décisif sur la perception et le caractère des liens entre les différentes communautés juives. En leur procurant les dernières informations sur les développements politiques, scientifiques et culturels, les journalistes veulent aussi remplir une fonction éducatrice, et permettre une réflexion plus approfondie sur la réalité tout en conservant une position critique et en fustigeant les maux de l’époque. En souhaitant la formation d’une opinion publique, les périodiques incitent les lecteurs à participer activement dans la vie journalistique, en envoyant à la rédaction des informations sur leur vécu immédiat ou des lettres exprimant leur opinion. Publiée dans une variété des langues - l’hébreu, le yiddish ainsi que dans les diverses langues des pays où elle paraît - cette presse assume le rôle de forum pour l’échange d’informations et d’idées parmi les communautés dispersées à travers le monde et exprime une grande variété d’idées et d’idéologies en s’adressant à un public souvent hétérogène. Malgré les différences idéologiques, les périodiques forment un réseau de communication qui réussit à influencer par leur contenu politique, social et culturel, le passage des communautés à l’âge moderne - le passage d’une vie communautaire relativement close, réglée par les normes d’un système traditionnel sous l’emprise de la religion, vers une société ouverte sur les idées d’une époque où le discours sur l’identité nationale occupe une place prépondérante. Ayant comme objectif principal l’élargissement de l’horizon intellectuel de leurs lecteurs, les périodiques font partie du projet de la renaissance culturelle du peuple juif. Ils jouent parfois le rôle d’une véritable République des lettres, surtout dans les pays de l’Europe de l’Est. En accueillant leurs Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste 37 premières tentatives littéraires, les périodiques deviennent un terrain d’essai pour les poètes et les écrivains et contribuent au prestige social des intellectuels et à l’établissement d’un climat d’ouverture à la culture moderne. II. Dans l’atmosphère d’effervescence qui règne vers la fin de la première guerre mondiale dans les communautés juives de Roumanie lorsque miroite la perspective de l’obtention des droits civils pour les Juifs, 12 se développe une presse juive engagée dans les débats sur les thèmes culturels et sociopolitiques de l’époque. Le renouveau du discours sioniste suite à la déclaration Balfour (1917), qui conférait aux Juifs le droit à une entité nationale sur le territoire historique de la Terre d’Israël, a pour conséquence une renaissance culturelle marquée par des tendances divergentes, souvent contradictoires: un intérêt croissant pour le judaïsme et les études hébraïques, la redécouverte de la création littéraire en yiddish, et le dialogue avec la culture roumaine et occidentale. Dans les pages de ces périodiques, le jeune Fundoianu qui deviendra Benjamin Fondane après son départ pour la France, trouve un espace pour s’exprimer en tant que journaliste, essayiste et critique littéraire - tout en restant un poète dont la renommée ne se fera d’ailleurs pas attendre. Né en 1898, à Jassy, en Roumanie, Benjamin Wechsler, appartient par la filiation maternelle, à une élite intellectuelle juive, la famille Schwartzfeld, qui remplit un rôle décisif dans la modernisation de la vie communautaire juive et dans la diffusion des mouvements de la Haskala. 13 Son grand-père, Benjamin Schwartzfeld, lui-même poète de langue hébraïque, est le fondateur des premières écoles juives modernes en Moldavie; des oncles furent les éditeurs célèbres de périodiques juifs roumains et auteurs d’études sur l’histoire des Juifs de Roumanie. Dès l’âge de 14 ans, Fondane commence à collaborer à la fois à la presse juive et à la presse culturelle et littéraire roumaine, en signant ses contributions B.Wechsler, puis en utilisant le pseudonyme B. Fundoianu: Un adolescent maigre, un peu pale, aux yeux couleur de la mer, chauds et lumineux, aux cheveux blonds, rebelles. Un talent vigoureux, une intelligence vive, 12 Rappelons que les Juifs roumains n’ont obtenu la nationalité roumaine qu’en 1923 13 L’introduction de la Haskala au sein des communautés juives de la Diaspora marque les prémices de la modernisation des Juifs, dont les premiers à adhérer aux idées de ce mouvement sont les Juifs allemands. Ces idées s’étendent par la suite au reste de l’Europe et atteignent également les communautés d’Afrique du Nord et celles des pays musulmans. Carmen Oszi 38 une riche culture. Il ne vit que pour la littérature. Il lit beaucoup, il dévore et il écrit. 14 Il envoie des poèmes, des traductions de ses poètes préférés, de petits articles, mais en quelques années il acquiert une maîtrise exceptionnelle en matière d’écriture. A vingt ans il est déjà un poète mûr, d’une originalité surprenante ainsi qu’un essayiste subtil, commentateur passionné de la littérature française et roumaine, un chroniqueur de théâtre, et aussi le signataire des rubriques intitulées Chroniques d’idées. De plus en plus tourné vers la culture française et confronté à l’antisémitisme croissant en Roumanie qui avait contribué à l’échec de sa tentative de monter un théâtre d’avant-garde, il décide en 1923 de s’installer à Paris. Ses œuvres, rédigées d’abord en roumain et à partir de 1928 presque exclusivement en français, sont désormais signées Benjamin Fondane. Il allait témoigner d’un talent prodigieux comme poète, philosophe, dramaturge, et réalisateur de cinéma. Durant la brève période, de 1915 à 1923, d’abord à Jassy, puis à Bucarest, Fondane est un collaborateur assidu de la presse juive de langue roumaine. Il est présent dans les périodiques juifs les plus influents de l’époque: Hatikvah (L’Espoir), 15 Lumea evree (Le Monde juif), 16 Mântuirea (Le Salut), publications d’orientation sioniste, où il sera le collaborateur de personnalités marquantes dans la vie intellectuelle juive de l’époque: Jacob Groper, 17 à qui il doit, selon son témoignage, la redécouverte de la tradition juive, de la Bible et des trésors cachés du yiddish, le poète A. Steuerman-Rodion 18 et A. L. 14 Témoignage d’Ovid Densuşianu, philosophe et historien de la littérature, éditeur de la revue Viaţa nouă, avec qui Fondane a entretenu une correspondance entre 1914 et 1915 (les manuscrits se trouvent à La Bibliothèque de l’Académie à Bucarest). 15 Hatikvah était une revue sioniste de Galatz; Fondane y publie un de ses premiers articles, consacré à son oncle, Elias Schwarzfeld (1855-1915), publiciste et historien de la communauté juive de Roumanie; directeur de Revista israelită et de Fraternitatea, décédé en exil en France: „Le frère de ma mère“, Hatikvah, I, 1915, N o . 3, 7 juillet, pp. 51-52. 16 Fondane y publie „Dans le cimetière juif de Jassy“ („Cimitirul evreiesc de la Iaşi“, qui contient des impressions nostalgiques lors de la mort prématurée de son père ( Lumea evree, le 14 février 1920). 17 Jacob Groper (1890-1968) fut un des pionniers de la poésie yiddish en Roumanie; Fondane lui consacre son article „Paroles à propos d’un ami“ („Cuvinte despre un prieten“), dans: Lumea evree, I, 1919, 9, 1 er novembre, p. 1). Jassy était un centre de culture yiddish; la première revue de langue yiddish, Licht, y parut en 1914. 18 Avram Steuerman-Rodion (1872-1918), poète et publiciste d’orientation socialiste, médecin de profession. Parent par alliance de Fondane, il encouragea ses débuts poétiques. Le suicide de Rodion à son retour du front, en 1918, l’impressionna fortement (C.f. les articles dans Scena, II, 1918, N° 273, 12 octobre, p. 2. et dans Mântuirea, I, 1919, N° 232, 10 octobre, p.1). Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste 39 Zissu, 19 intellectuel de culture européenne, adepte intransigeant d’un nationalisme culturel juif, d’orientation sioniste. Dès la parution du nouveau quotidien Mântuirea, que Zissu fonde à Bucarest en janvier 1919, Fondane le rejoint pour y collaborer activement et commence à se tourner vers des sujets sionistes dans une perspective culturelle. Les textes parus dans Mântuirea entre le 25 janvier et le 10 juillet 1919 - les seuls où Fondane se soit jamais exprimé de manière explicite sur le sionisme - sont significatifs pour sa pensée politique en train de se cristalliser. 20 Une lecture attentive des essais publiés dans cette période laisse entrevoir l’ébauche des idées qu’il développera dans ses essais philosophiques ultérieurs. Ses articles expriment les différentes facettes de sa relation complexe avec l’histoire du peuple juif et la tradition religieuse ainsi que sa position par rapport à la société non-juive au sein de laquelle il vit. 21 Le tournant du siècle et les années qui suivent sont dominées par la querelle au sein du mouvement sioniste entre Théodore Herzl 22 et Ahad Ha- Am. 23 Herzl, représentant du judaïsme occidental, considère le sionisme comme un mouvement destiné à résoudre la „question juive“. Dans sa conception le sionisme est l’émulation d’un monde ancien représenté par le Juif des ghettos au nom de l’idée du progrès revendiqué par les Lumières françaises et de l’Aufklärung allemande. Il s’adressait surtout à la classe moyenne qui voulait participer au développement économique et culturel 19 A.L. Zissu (1888-1956), publiciste, écrivain, idéologue et leader sioniste, écrivain, directeur de Mântuirea (1919). Adolescent, Fundoianu le connut à Jassy, et resta en relation avec lui après s’être établi en France. 20 Les articles de Fondane sur des sujets concernant le judaïsme et le sionisme, traduits en français, se trouvent parmi les textes réunis par Monique Jutrin sous le titre Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme (Parole et Silence, 2009). 21 „Utopie et territoire“ („Utopie şi teritoriu“, dans: Mântuirea, I, 1919, N o 6, 29 janvier, p. 1.), „Si je vivais en Roumanie“ („Dacă aş trăi în Roumania“, dans: Mântuirea, I, 1919, N o 15, 7 février, p. 1.), „La socialisation de la Palestine“ („Socializarea Palestinei“, dans: Mântuirea, I, 1919, N o 26, 18 février, p. 1.), „L’Utopie organisée“ („Utopia organizată“, dans: Mântuirea, I, 1919, N° 35, 27 février, p. 1.), („Vision de la Palestine“ („Palestina văzută“, dans: Mântuirea, I, 1919, N o 62, 26 mars, p. 1.), „Les Juifs sont-ils bolcheviks? - Entretien avec M. Arnold Margoline“ („Sunt evreii bolshevici? - Interview cu Domnul Arnold Margoline“, dans: Mântuirea, I, 1919, N o 66-67, 30-31 mars, p. 1.), „Quelques réflexions à propos de la race“ („Cîteva gînduri despre rasă“, dans: Mântuirea, I, 1919, N° 71, 17 avril, p. 1.), „Le paradoxe agraire en Roumanie et la question juive“ („Reforma agrară în Romania şi problema evreiască“, dans: Mântuirea, I, 1919, N° 113, 10 juin, p. 2). 22 Theodor Herzl (1860-1904), journaliste et écrivain juif autrichien, fondateur du mouvement sioniste et fondateur du Fonds national juif pour l’achat de terres en Palestine. 23 Ahad Ha-Am ou Asher Hirsch Ginsberg (1856-1927) est un penseur nationaliste et leader du mouvement Hovevei Tsion [Amants de Sion]. Il est l’un des pères de la littérature hébraïque moderne. Carmen Oszi 40 occidental. Dans le manifeste Der Judenstaat, 24 rédigé en 1896, à la veille du Premier Congrès Sioniste à Bâle (Basel), ainsi que, plus tard, dans son roman Altneuland, 25 publié en 1902, Herzl s’intéresse avant tout aux problèmes des Juifs piégés entre l’espoir d’intégration dans la vie moderne, et l’antisémitisme qui l’accompagne. La solution préconisée par Herzl était fondée sur une conception légaliste visant la création d’une entité nationale à l’issue des efforts politiques de son mouvement. Aux trois principes fondamentaux du sionisme selon Herzl: l’existence d’un peuple juif, l’impossibilité de son assimilation par d’autres peuples et la nécessité de créer un État particulier, qui prenne en charge le destin de ce peuple, le Congrès de Bâle de 1897 ajoute un quatrième: le droit des Juifs à s’installer en terre d’Israël, donc dans la région palestinienne de l’Empire ottoman. Parallèlement Herzl fonde l’hebdomadaire Die Welt (Vienne, 1897), tribune mais aussi lieu de débat, où il cherche à convaincre les lecteurs nonjuifs de la pertinence du projet sioniste. Son activité éditoriale se conjugue avec des efforts diplomatiques - à savoir ses rencontres avec l’empereur Guillaume II d’Allemagne à Jérusalem en 1898, ou avec Abdülhamid II, le Sultan de Turquie, afin de négocier un don des terres de Palestine. Face au refus du pouvoir turc d’accorder l’autorisation aux Juifs de s’installer en Palestine, et au désarroi grandissant des communautés de l’Europe orientale, Herzl envisage l’idée d’une éventuelle acceptation du Projet Ouganda - l’implantation juive autonome en Ouganda, alors sous mandat britannique - comme solution temporaire. Présenté par Herzl en 1903 avec l’appui de l’Angleterre, lors du Sixième Congrès Sioniste, ce projet soulève une vive et amère opposition au sein du mouvement sioniste. La querelle de Ahad Ha-am avec les dirigeants du sionisme ‘occidental’, particulièrement avec Théodore Herzl et Max Nordau, atteint son paroxysme lors des débats sur le Projet Ouganda. Dans son article „Ha- Ziyonut ha-Medinit [Le Sionisme politique] de 1887 il les accuse de s’être écartés des valeurs du judaïsme et de négliger la tradition culturelle qui doivent être le pouls et l’âme de la nation juive émergente. D’ailleurs dès son premier article important, Lo Zeh ha-Derekh [„Le faux chemin“] (1889) Ahad Ha-am critique vigoureusement la politique d’installation immédiate en Eretz Israël, sans un préalable travail éducatif de fond. Écrit sous le pseudonyme de Ahad Ha-Am [„Un du peuple“], cet essai controversé a rendu son auteur célèbre et l’a involontairement propulsé 24 Theodor Herzl: L’Etat des Juifs, trad. Claude Klein, Paris, Editions de la découverte, 1990. Edition originale: Der Judenstaat: Versuch einer modernen Lösung des Judenfrage, 1896. 25 Th. Herzl: Le Pays ancien-nouveau, trad. Paul Giniewski, Paris: Stock 1998; nouvelle traduction: Th. Herzl: Nouveau pays ancien: Altneuland précédé deRetour à Altneuland, trad. par L. Delau et J. Thursz, Paris: éditions de l'éclat 2004. Edition originale: Altneuland, Berlin: B. Harz 1902. Cf. aussi la contribution de Till R. Kuhnle au présent volume. Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste 41 dans une activité polémique intensive. Les articles et les essais de Ahad Ha- Am publiés dans Ha-Meliz, 26 puis dans Ha-Shilo’ah, 27 traitent des sujets liés au judaïsme et au sionisme, aux tensions existant entre le „moi individuel“ et le „moi national“, entre le pragmatisme et la nécessité d’une „créativité spirituelle“. Ils constituent en même temps un accomplissement de la littérature moderne hébraïque émergeante, ainsi qu’une incitation aux débats critiques qui ont fertilisé la pensée juive moderne dans la mesure où chaque discours sur le sionisme a été influencé par un défi dans sa formulation. En tant que représentant des Juifs de l’Europe orientale, Ahad Ha-Am est surtout concerné par la situation du judaïsme qui ne peut plus être contenu dans les limites de la tradition. Il propose comme solution un „sionisme culturel“: l’établissement de petites colonies sur le territoire de la Palestine dans le but de faire revivre l’esprit et la culture du judaïsme dans le monde moderne. Ahad Ha-am croyait que, en s’établissant sur ce territoire historique, les Juifs religieux allaient remplacer leur attachement métaphysique à la Terre promise par une renaissance culturelle où la langue hébraïque serait importante non seulement pour sa signification religieuse, mais surtout en tant que partie intégrale de la vie juive. 28 On pourrait affirmer que, dans la querelle opposant Herzl à Ahad Ha- Am, Benjamin Fondane aurait pu se situer plutôt du côté du visionnaire du „sionisme culturel“. Toutefois il ne prend pas de position nette dans les débats sur la vie communautaire ou le sionisme. A la différence du militantisme national des articles A. L. Zissu, son mentor et ami, Fondane garde presque toujours le ton détaché d’un intellectuel raffiné. 29 Ses articles parus dans Mântuirea reflètent les tensions à l’intérieur de ce mouvement, oscillant entre utopie et pragmatisme, entre le désir de renaissance spirituelle et les 26 Ha-Meliz est le premier journal hébraïque publié en Russie, représentant des idées progressistes de la Haskalah. Fondé comme hebdomadaire en 1860, à Odessa, par Alexander Zederbaum, il apparaît à partir de 1871 à Saint Petersbourg. A partir de 1886 Ha-Meliz devient journal quotidien et jouit d’une grande popularité parmi le lectorat juif de l’Europe de l’Est. 27 Le mensuel Ha-Shilo’ah, organe important du sionisme et de la littérature hébraïque, sert un large lectorat juif et contribue au développement de la littérature hébraïque moderne. Ahad Ha-am en devient le rédacteur en chef en 1896. 28 Les essais de Ahad Ha-Am sont rassemblés sous le titre Al paraschat ha-drachim (La croisée des chemins). La première édition a été publiée en allemand à Berlin Am Scheidewege (Jüdischer Verlag 1893) et en hébreu à Odessa (Imprimerie Bellinson 1895.) 29 Dans cet aspect, l’attitude de Fondane s’inscrit dans la conception défendue par Julien Benda (La Trahison des clercs, NRF, 1927) sur le rôle de l’intellectuel comme gardien d’un esprit critique par rapport aux passions idéologiques et politiques, puisque toute idéologie implique une distorsion de la vérité, ou celle de George Steiner, qui considère l’humanisme critique comme la vertu principale de l’„esprit juif“ et car l’écriture est le territoire même du dit „détachement esprit juif“(„Our Homeland, the Text“, dans: No Passion Spent: Essays 1978-1996, London: Faber and Faber 1996). Carmen Oszi 42 aspirations territoriales. 30 Le sionisme est perçu par Fondane non comme une rupture avec le judaïsme traditionnel mais comme sa nouvelle émergence: Depuis lors, le Juif sans barbe, hors du ghetto, mais maltraité avec une superbe constance - est resté Juif et en plus devenu sioniste. Ce qui équivaut à une religion sans rituel, sans viande kasher, sans lavage rituel des mains, sans Kabbale ni rabbin obligatoire. 31 Fondane s’interroge sans cesse sur la tension entre deux conceptions de l’existence, inhérentes à la condition juive: celle d’un destin individuel et celle du destin collectif. Dans l’interview avec l’avocat Arnold Margoline, l’éphémère ministre adjoint des affaires étrangères de la non moins éphémère république d’Ukraine. Fondane est visiblement fasciné par une alternative au modèle bolchévique, un état ukrainien où les Juifs participent de façon démocratique dans les affaires publiques. Ses questions révèlent les domaines qui l’intéressent: la possibilité d’une autonomie politique et culturelle juive, la participation des Juifs aux nouvelles structures politiques du pays et la question de savoir si l’option bolchévique est populaire parmi les Juifs. 32 Fondane se méfie de ce qu’on pourrait appeler l’„efficacité“ du modèle socialiste comme solution pour un futur état juif. De même qu’Otto Warburg, dont il traduit „Idées pour socialiser la Palestine“, il considère le marxisme comme „un interventionnisme d’état absolu“ qui mène à la „militarisation économique“: „les gens auront tout en parties égales. Mais ils n’auront rien“. 33 Pour Fondane, la Palestine est un territoire plus mythique que réel, qui stimule son imagination et lui suggère des associations bibliques. Son essai Vision de la Palestine (Palestina văzută), écrit suite à la projection en Roumanie, du film documentaire La vie des Juifs en Palestine 34 est singulièrement ambigu. Le paysage réel, vu dans un film documentaire le choque par son aridité, et il essaie de retrouver derrière les images de l’écran, „les paysages bibliques“. La „vie nouvelle“ qui renaît sur la terre d’Israël l’effare et le fascine à la fois: Tu t’approches pour voir: ce sont des lieux que tu n’as pas vus: tu as une représentation toute faite, tu veux les paysages de la Bible. Et la vie nouvelle, qui s’exaspère à vaincre le marais, à vaincre le climat, te met un peu mal à l’aise. Elle 30 C.f. B. Fundoianu: „Utopie et territoire“, Mântuirea, I, 1919, 6, 29 janvier, p.1. 31 B. Fundoianu: „Si je vivais en Roumanie“, Mântuirea, I, 1919, 15, 7 février, p.1. 32 B. Fundoianu: „Entretien avec M. Arnold Margoline“, Mântuirea, I, 1919, 66, 30 mars, p. 1; I, 1919, 67, 31 mars, p. 1. 33 B. Fundoianu: „Utopie organisée“, Mântuirea, I, 1919, 35, 27 février, p. 1. 34 Ce film a été réalisé en 1913 par Noah Sokolovsky (Mizrah co. d’Odessa, caméra Meiron Ossip Grossmann) à la veille du 11 e congrès sioniste Longtemps disparu, ce film sera retrouvé vers le milieu des années 1990 au Centre National de la Cinématographie Bois d’Arcy en France. Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste 43 heurte ton sens historique. Tu as la sensation du juif orthodoxe qui, parti vers la ruine du Temple - aurait trouvé le Temple tout immaculé, édifié de nouveau. 35 En décembre 1923 Benjamin Wechsler - B. Fundoianu - quitte la Roumanie et se met en route pour la France. Installé à Paris, il gagne le combat contre „l’obstacle de la langue qu’il faut vaincre à tout prix“ 36 et devient Benjamin Fondane. 37 Il ne collabore presque plus à la presse juive, car il désire avant tout devenir poète et philosophe français. Aux prises avec la tradition juive, en quête d’une issue pour l’individu, il abordé de nombreux sujets avec une exigence extrême et la volonté de ne jamais céder à la „finitude“ humaine mais au contraire d’affirmer l’homme avec ardeur et espoir. Malgré l’absence d’une prise de position nette, dans ses essais littéraires et philosophiques écrits en français de 1934 à 1944, les réflexions de Fondane sur „la question juive“ sont toujours présentes, parfois d’une manière indirecte. 38 Ses réflexions ont une approche plus universelle et deviennent étroitement liées à la pensée existentielle développée après la rencontre de Léon Chestov. 39 Fondane avoue pourtant que c’est la poésie qui est au cœur de son œuvre et qu’il est devenu philosophe pour „défendre sa poésie“. C’est dans son œuvre poétique, qui met au centre un „Ulysse juif“ incarné dans la figure de l’émigrant, de l’homme sans terre ni langue, que son judaïsme apparaît de la manière la plus visible - c’est le lieu où se rencontrent son „destin d’homme, de juif, et de poète“. 40 Fondane lui-même fut un „Ulysse juif“, un juif errant qui n’a pas réussi à atteindre son Ithaque. Bien conscient des dangers de l’avènement du nazisme, il entreprend en 1936 un long voyage en Argentine où il réalise plusieurs projets, dont le film d’avant-garde Tarrarira - pour revenir finalement vers cette France à laquelle il reste fidèle même quand le danger s’avère imminent. En 1944 il sera arrêté par la police française et transféré à Drancy. Le 2 ou le 3 octobre, Fondane est assassiné dans la chambre à gaz 35 Le texte „Vision de la Palestine“ (Mântuirea, 26 mars, 1919) est reproduit dans ce volume (trad. du roumain par C. Oszi). 36 Lettre non datée de 1924, Fonds Liviu Rebreanu, Bibliothèque de l’Académie Roumaine. 37 Pour une bibliographie complète de ses œuvres voir le site de la Société d’études Benjamin Fondane: www.fondane.com (22 février 2011). 38 Benjamin Fondane: Le Lundi existentiel et le dimanche de l’histoire, Paris: Editions du Rocher 1989; Baudelaire et l’expérience du gouffre (notamment les chapitres XXVIII et XXIX) Paris: Seghers, 1947, rééd. Paris: Complexe 1994, L’Ecrivain devant la révolution Paris: Paris-Méditerranée 1997. 39 Léon Chestov [Lev Isaakovitch Schwartzmann (1866-1938)], philosophe existentiel né à Kiev, dont les essais, Kierkegaard et la pensée existentielle, ainsi que Athènes et Jérusalem, soulignent le divorce entre le savoir et la vie, entre la pensée rationnelle et la pensée biblique. A voir à ce sujet Benjamin Fondane, Rencontres avec Chestov, Paris: Plasma 1982. Cf. aussi la contribution de M. Villela-Petit au présent volume. 40 M. Jutrin Benjamin Fondane et le Périple d’Ulysse, Paris: Librairie A.-G. Nizet 1989. Carmen Oszi 44 d’Auschwitz-Birkenau. Le dernier témoignage sur Fondane est dû à Léon Brachev, rescapé d’Auschwitz, qui était présent lorsqu’on a annoncé que Fondane avait été désigné pour être gazé: J’ai vu un homme „plus grand que les autres“ …et je n’avais jamais oublié son regard: le regard d’un homme qui savait que son destin était scellé et qui était profondément abîmé dans ses pensées. 41 On peut s’interroger pourquoi Fondane, dont le judaïsme a été le souffle qui a animé toute son œuvre, n’a pas songé à émigrer en Palestine. Fondane ne s’est jamais prononcé sur ce sujet et on ne peut que se livrer à des spéculations. Sans doute, Fondane qui était ancré par toutes ses fibres dans la culture européenne, voire française, était hanté par la peur de ne pas retrouver la Terre d’Israël de ses rêves, d’être déçu dans la confrontation du rêve à la réalité, de même qu’André Spire, poète, écrivain et activiste sioniste, avec qui Fondane a entretenu une correspondance pendant ses années parisiennes et dont le témoignage, à la veille de son voyage en Palestine, est révélateur: Quand au début de 1920, le président de l’Organisation sioniste me proposa de l’accompagner en Palestine, j’aurais dû accepter avec joie. Quel beau trajet! Venise, Trieste, Brindisi qui sent la giroflée, Tarente rose et rouille dans les bras étendues de son golfe, Alexandrie, le Caire, Suez, le désert d’Arabie. El Arish au milieu du sable blond de lin ou se basculent mille coléoptères noirs, Gaza, vaporeuse dans l’air irisé de sa colline, et puis Jérusalem, l’objet de tant de livres, de récits, de légendes, de tant de vœux, de prières, de désirs! Mais longtemps j’hésitai! 42 41 Témoignage recueilli en octobre 2003 à Paris et présenté dans les Cahiers Benjamin Fondane No. 7, 2004. 42 André Spire: „Un voyage en Palestine en 1920“ dans Souvenirs à Bâtons rompus, Paris: Albin Michel 1962, p. 115. Ulrike Eisenhut À la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn: Contes juifs (1926) et Terre d’Israël (1933) Les communautés tenaient Schimme Schverous à la limite de leur méfiance. Que lui reprochait-on? Rien et tout. […] Les rabbins s’impatientaient de le voir toujours prêt à fournir soudainement, à point nommé et sans ouvrir un livre, des explications sur l’antiquité hébraïque. Et surtout les amateurs abondants en explications toutes neuves de points délicats du Talmud, en finesses sur la casuistique, étaient furieux de l’entendre finir leurs phrases, comme si ces mirifiques nouveautés lui étaient connues dès son enfance […]. 1 C’est ainsi que Gustave Kahn introduit le héros de ses Contes juifs, Schimme Schverous. Ce vieil homme pauvre mais énigmatique parcourt le monde, apparaissant ci et là de manière inattendue. On s’étonnait de le voir sortir sain et sauf des pogroms. Son long pas ubiquitaire le portait partout. Il y avait des trous dans son histoire et sa légende. Il disparaissait longuement. […] Quand Schimme Schverous recevait l’hospitalité dans un grenier riche, les servantes contaient que son sommeil était bruyant de rêves à sursauts soudains et de paroles sans suite. 2 Schimme Schverous incarne le Juif errant, personnage mythique d’un peuple dispersé sur la terre, vivant à la marge des communautés et condamné à un éternel exil. Les gens qui l’invitent, malgré eux, à s’asseoir auprès de leur feu, acceptent volontiers qu’il leur raconte ses histoires, des contes portant sur le passé du peuple juif, du temps des pères, du temps de l’éveil du christianisme et de la diaspora du Moyen Âge jusqu’aux temps modernes. Tous ces contes, l’auteur indique les avoir rassemblés dans le volume des Contes juifs paru chez Fasquelle en 1926. Celui-ci sera suivi en 1933 d’une deuxième série, intitulée Terre d’Israël. 3 1 Gustave Kahn: Schimme Schverous, dans: Contes Juifs, Paris: Eugène Fasquelle Éditeur 1926, p. 5-15, ici cité pp. 5 sq. 2 Id., pp. 7 sq. 3 Parmi les œuvres „orientales“ de Kahn, ce sont ces deux qui exposent des positions sionistes. Les Palais nomades (1887) et Vieil Orient, Orient neuf (1928) sont des recueils de poèmes en prose et de contes à sujets orientaux. Ulrike Eisenhut 46 Ces deux titres évoquent deux traditions différentes: le genre du conte fait appel à la tradition universelle de la narration orale, mode élémentaire de transmission de l’héritage culturel d’une communauté; l’expression Terre d’Israël, traduction française du terme Eretz Yisrael, désigne quant à elle la Terre promise à Abraham pour ses descendants. 4 Depuis la fin du 19 e siècle, en France comme dans le reste de l’Europe, ce terme est en relation étroite avec le débat sur le sionisme. Dans le cadre du développement qui suit, il est à retenir que dans les écrits de Herzl, comme dans ceux de Moses Hess 5 et Leo Pinsker 6 , on trouve des textes décrivant un idéal socio-politique de la nation juive à venir qui rendrait légitime l’émigration vers la Palestine. Au 19 e siècle, la foi religieuse fait place à des croyances séculaires telles que de l’État-nation et le socialisme. Ce sont là deux formes de pensée qui peuvent prendre des résonances messianistes. Le mythe de la Terre promise est un élément constitutif du discours sioniste, bien que maints penseurs sionistes ne soient pas forcément convaincus de la nécessité de la création d’un État juif précisément en Palestine, la terre des pères bibliques, difficile à délimiter sur une carte géographique. C’est sur cette trame que Gustave Kahn, ancien chef de file de la poésie symboliste, devient membre de la ligue franco-sioniste 7 et rédige des articles pour une revue juive française, Ménorah. Il y publie ses Contes juifs et des articles en faveur du sionisme et contre le nazisme naissant. 8 En faisant d’un 4 Les différents livres de la Torah donnent de différentes versions de cet héritage. Dans Genesis 15,13-21, la terre est promise à Abraham à travers de son fils Isaac; selon Deuteronome 1,8, c’est à travers de Jacob, petit-fils d’Abraham, que la terre sera héritée. Selon Anita Shapira, le terme Eretz Yisraël est la dénomination sacrale d’un territoire sans frontières définites la propriété duquel les Israélites déduisent des écritures saintes (A. Shapira: Land and Power - The Zionist Resort to Force, 1881-1948, New York et al., Oxford University Press 1992, p. 31). 5 Moses Hess était le premier à publier un traité esquissant une société égalitaire en allemand, Heilige Geschichte der Menschheit. Von einem Jünger Spinozas (Stuttgart: Hallberger 1837) et un volume sur un État juif autonome, Rom und Jerusalem, die letzte Nationalitätsfrage (Leipzig: Wengler 1862) qui le rendait chef de file du sionisme socialiste. 6 Pinsker, chef de file du mouvement sioniste en Russie, est connu de par son factum Auto-Emancipation! Mahnruf an seine Stammesgenossen von einem russischen Juden, Berlin: Issleib in Comm. 1882. Sous l’impression des pogromes éclatant après l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881, ce texte, écrit en allemand, constitue l’un des premiers appels à la fondation d’un État Juif (cf. Michael Brenner: Geschichte des Zionismus, München, C.H. Beck, 2002, p. 15). 7 Cf. Catherine Nicault: „L’Acculturation des israélites français au sionisme après la Grande Guerre“, dans: Archives juives 2006/ 39/ 1, p. 9-28; ici citée p. 11. 8 Ménorah était une revue bimensuelle fondé par l’Organisation sioniste mondiale, à l’initiative de Chaïm Weizmann. Paraissant de 1922 à 1933, elle était la publication sioniste de la plus longue durée. Gustave Kahn y publiait ses Contes juifs et en 1924, devenait directeur de la revue. (Voir aussi Nadia Malinovich: French and Jewish - Culture and the politics of Identity in Early Twentieth-Century France, Oxford: The Littman Library of A la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn 47 Ahasvérus bessarabien rescapé de plusieurs pogroms le narrateur fictif de ses contes sur l’Histoire du peuple juif, Gustave Kahn parvient à décrire l’identité juive à trois niveaux: au niveau de l’Histoire officielle ou de l’actualité politique, au niveau de l’expérience personnelle des individus et au niveau des mythes, ces derniers fondant la particularité du peuple juif par rapport aux autres peuples-nations. Avant d’aborder la spécificité de ces contes dans le cadre du mouvement sioniste français, il faut d’abord considérer le contenu de quelques textes choisis: d’une part, des contes bibliques embrayant sur la mythologie et qui font voir les visages privés des protagonistes cachés dans le texte biblique; d’autre part, des contes qui relatent la vie des Juifs au sein des communautés modernes, les persécutions et les façons de cohabiter avec les goys. I Les recueils Contes juifs et Terre d’Israël se rapportent dans une large mesure aux personnages des Ecritures saintes. C’est surtout aux épisodes relatés dans les premiers livres et datant des origines du peuple juif que le narrateur accorde le plus d’importance. Ils sont tirés des livres Exode, Juges, Rois, Chroniques et Esdras. Les contes „anciens“ couvrent la période allant d’Abraham et Isaac jusqu’aux temps précédant la reconstruction du Temple. Les héros d’un premier groupe d’épisodes - Isaac, Saül ou Yezabel - font partie intégrante de la mythologie juive, les autres sont des personnages secondaires de l’Ancien Testament. Le lecteur attentif qui reconstruit la généalogie biblique finit par constater que les personnages ont souvent des liens de parenté. En donnant un nom et une voix aux anonymes de la Bible, Kahn veille à les insérer dans les grands arbres généalogiques mythiques. Au sein de la culture juive, cette insertion en fait de légitimes descendants des ancêtres; ils deviennent alors des membres essentiels de l’Histoire du peuple. Ainsi en est-il de la femme d’Eliezer et du fils d’Aaron, frère aîné de Moses. Dans le livre Exode, on ne la voit que dans son rôle d’épouse et de mère. Éléasar, fils d’Aaron, prit pour femme une des filles de Puthiel; et elle lui enfanta Phinées. 9 Kahn la prénomme Dinah et en fait l’héroïne du conte L’Annonciation. Enfant ingénue, panthéiste et vivant dans l’espace clos et protégé du temple, cette jeune fille deviendra, le jour de sa première période venu, la femme d’Eliezer. Jewish Civilisation 2008, pp. 139 sq. et id.: Une expression du réveil juif des années vingt: La revue Menorah (1922-1933), dans: Archives juives 2004/ 37/ 1, pp. 86-96). 9 Exode 6,25. Ulrike Eisenhut 48 Ce qui ne semble d’abord être qu’une représentation romantique de la vierge pure se révèle être la légitimation suprême de l’union du couple et de sa descendance, car le fait de s’aimer, d’éprouver du plaisir ensemble et de construire des relations solides est le propre des êtres humains et les rend aptes à relever tous les défis de l’avenir. Dinah et Eliezer, personnages du livre Exode, sont, avec Isaac, les plus vieux personnages bibliques mentionnés dans les contes de Kahn. Ils sont les ancêtres d’une longue lignée de prêtres et de prophètes 10 dont le plus connu sera Ezra. Il est un descendant de Dinah et d’Eliezer dans la quinzième génération, ce qui correspond à une période de quelque 400 ans. Dans l’Histoire du peuple juif, ces 400 ans constituent la période précédant la construction du deuxième temple à Jérusalem et se caractérisent par une lutte acharnée pour le maintien de la Terre promise et contre la perte de cohésion des tribus d’Israël. L’Ezra historique, auteur du livre d’Esdras, fut prêtre et scribe à la cour de Cyrus II, roi de Babylone. Il vint à Jérusalem pour restaurer la Loi de Moïse chez les Judées après l’inauguration du nouveau temple en 516 a. J. C. Isaie, le prophète de l’exil, le proclame maschiach adonai qui reconduit le peuple d’Israël dans son pays d’origine. Nous voyons dans le livre d’Esdras la première représentation d’un messie annoncé dans les Ecritures saintes. Ezra même ne figure pas dans les contes, il n’est évoqué qu’en tant qu’auteur du livre biblique relatant le retour des Juifs de l’exil à Babylone, la réorganisation de leur communauté et la reconstruction du temple. C’est précisément l’époque précédant cette reconstruction qui constitue le cadre du conte Amaliel 11 , qui décrit la lutte des Judéens du Sud contre les Israëliens du Nord. C’est le conte „ancien“ le plus récent présentant les plus jeunes personnages bibliques ici mentionnés, à savoir Zeroubabel et Josué. Zeroubabel, descendant de David, fut un autre personnage destiné à réaliser la réunification des tribus juives. 12 Josué, fils de Jozadak, fut le premier grand-prêtre des Israëliens après leur retour de l’exil à Babylone. Cette période de contestation pour le peuple élu, aliéné de son territoire par presque 60 années d’exil et déchiré par des luttes intestines, implique que l’Histoire se joue avant la reconstruction du Temple, en 516. La présence d’Asa, troisième roi des Juifs de 913 à 873, par contre, suggère qu’on assiste à la construction du premier temple, la tente d’assignation construite par Moïse 13 . Les deux époques, séparées par un intervalle de 350 ans, ont en commun une constellation politique qui offre la possibilité de la réalisation d’un royaume israélien. Deux fois, la chance sera perdue. La rupture existant dans l’ordre chronologique jusque-là maintenu dans les Contes juifs et dans Terre d’Israël est tout à fait perceptible dans le conte Amaliel et remet en question l’idée 10 Cf. Esdras 7, 1-5. 11 G. Kahn: Amaliel, dans: Terre d’Israël, pp. 199-230. 12 Cf. Zacharie 3,8 et 6,12. 13 Cf. Exode 33,7. A la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn 49 d’un progrès historique aboutissant à la réalisation d’un l’État juif par la seule providence divine. Il faut donc un autre moteur, qui sera introduit par Kahn dans Amaliel et dans ses autres contes. Amaliel est amoureux d’une jeune fille, Rehab. Ils doivent cacher leur amour, car Rehab appartient à la tribu de Nephtali appartenant au royaume du nord, tandis qu’Amaliel est le fils d’Asa, chef de la tribu Juda. Asa veut lui imposer le mariage avec une jeune fille juive - en vain. Après avoir sans succès essayé de s’enfuir avec l’élue de son cœur, Amaliel a le cœur brisé et meurt. Tandis que Dinah, héroïne de L’Annonciation, vit en harmonie avec les traditions de ses aïeux et qu’elle voit son union avec Eliezer bénie par le ciel, Amaliel souffre du lourd fardeau que lui impose son statut d’héritier royal, qui lui interdit par ailleurs tout contact avec les jeunes filles des autres tribus connues pour leur prétendue luxure, dont on dit qu’elle aurait une fois déjà détourné Yahvé de son peuple. Amaliel, par contre, ne croit pas en ce Dieu vengeur des anciens qui condamne un fils de son peuple pour le fait d’aimer. La main de Yahweh s’était souvent et cruellement appesantie sur Israël pour le punir de ses méfaits et trier le bon grain de l’ivraie, c’est-à-dire chasser les femmes étrangères, mais aussi c’était lui qui avait crée le magnifique jardin où le premier couple humain avait savouré le bonheur. Les grands fauves y léchaient les mains d’Adam et d’Ève. Pourquoi la religion reléguait-elle l’image du bonheur dans un lointain passé au lieu de l’offrir dans un présent palpable. (sic) Les mains de l’homme n’étaient pas seulement faites pour la prière et pour les armes, mais aussi pour la caresse. 14 La possibilité d’un bonheur purement terrestre ne correspond pas à la croyance juive traditionnelle, tributaire de la pensée messianiste. En concluant ses recueils par un conte exposant un tel propos, Kahn ne reprend pas seulement l’idée de l’union entre Juifs et non-Juifs (on se rappelle que c’est précisément dans le livre Esdras que les mariages mixtes furent interdits), il se prononce également en faveur d’une conception de vie qui ne réduise pas le salut de l’homme à un état futur et imprécis. Pour lui, ce but doit pouvoir être atteint dans le présent et n’est réalisable qu’à travers de la qualité la plus humaine qui soit, à savoir celle d’aimer, une idée d’ailleurs chère aux penseurs du socialisme utopique du 19 e siècle. Les Contes „anciens“ exposent l’ensemble de l’Histoire du peuple juif du temps des pères, tout comme la Bible juive. Ils racontent des épisodes choisis aux sujets récurrents: Dieu aimant les Hommes, la cohabitation entre peuples voisins et l’amour en tant que force médiatrice pour la paix. En plaçant au centre de ses contes des personnages marginaux de la Torah et du Ketoubim, Kahn effectue un renversement dans la hiérarchie des figures mythiques. Les Contes laissent des lacunes dans les passages cen- 14 G. Kahn: Amaliel, dans: Terre d’Israël, p. 218. Ulrike Eisenhut 50 traux du texte biblique. Ainsi, la reconstruction du Temple n’est pas thématisée, bien qu’elle fournisse une image idéale pour la réunion du peuple d’Israël en tant que nation. Dans le cadre du mouvement sioniste du vingtième siècle, une telle instrumentalisation des mythes bibliques était tout à fait fréquente. Comme Israël avait déjà existé en tant que communauté unie, il était bien entendu absolument logique de s’emparer de cette tradition et d’en dégager une conception spécifique de l’Histoire du peuple juif. Cette conception de l’Histoire, promulguée par certains chefs de file du sionisme comme David Ben Gourion, est faussée, car elle suggère que l’Histoire de l’État moderne renoue directement avec celle du peuple biblique. L’intervalle de presque 2000 ans de diaspora est ici totalement occulté: 15 Notre Révolution n’est pas seulement dirigée contre un système, mais contre le destin, destin singulier d’un peuple singulier. 16 Les contes bibliques de Kahn ne font pas que transfigurer l’Histoire de l’Antiquité juive; ils laissent de côté les „héros“ antiques et les épisodes mythiques „fondateurs“. Les Contes juifs ne respectent pas non plus la version officielle de l’Histoire, qui présente l’État juif de demain comme le successeur direct de l’Antiquité. II Les Contes juifs et Terre d’Israël comprennent, au total, 32 contes. Neuf d’entre eux traitent de sujets bibliques. La plupart des autres contes se rapportent à l’époque contemporaine, c’est-à-dire au 19 e et au début du 20 e siècle. Seuls trois contes se réfèrent à la période intermédiaire, ce qui est évidemment très peu. Cependant, l’existence même de ces trois contes est digne d’intérêt, vu le silence officiel sur cette période aussi longue que pénible de l’Histoire du peuple juif. Ces contes montrent bien la situation marginale des Juifs vivant à la merci des non-Juifs dans des sociétés de religions différentes. Néanmoins, les protagonistes ne sombrent pas dans la misère mais s’avèrent être de bons médiateurs lors de conflits au sein des communautés goys. Dans le conte La Comtesse 17 , le Rabbin cache une comtesse maltraitée par un mari brutal. Bien que celui-ci fasse brûler le ghetto et tue le Rabbin, les Juifs tiennent leur promesse et protègent la Comtesse qui s’était adressée au rabbin car elle savait qu’il était seul à ne pas craindre son mari. Quand, lors d’une sortie et déguisée en Juive, elle voit son mari repentant, elle se décide 15 Cf. M. Brenner: Geschichte des Zionismus, pp. 71 sq. 16 Extrait d’un discours de Ben Gourion donné à Haïfa en 1944 devant des représentants de la jeunesse sioniste; cité selon M. Brener: Geschichte des Zionismus, p. 72. Voci la version allemande: „Unsere Revolution ist nicht nur gegen ein System gerichtet, sondern gegen das Schicksal, das einzigartige Schicksal eines einzigartigen Volkes“. 17 G. Kahn: La Comtesse, dans: Terre d’Israël, pp. 139-149. A la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn 51 à retourner vers lui. Pour que cette fâcheuse histoire ne nuise pas à la réputation de la Comtesse, le nouveau rabbin arrange pour elle un retour très chrétien: il lui fait prendre une substance simulant la mort et la fait retrouver par des nonnes complètement ébahies qui désormais croient en un miracle de la Vierge Marie. Nous avons ici affaire à un parfait exemple d’amour de son prochain et de renoncement à tout profit, des qualités prêchées par l’Église Chrétienne. Les Juifs s’avèrent être ici les seuls à mettre ces principes en pratique. Un rabbin dont on requiert les services est Scheïm, chef d’un groupe de Juifs prisonniers d’une tribu khazar, aux temps de la Grande Invasion. Les Juifs se voient attribuer les plus basses besognes et restent mis à l’écart jusqu’à ce qu’un jour, le fils du chef de la tribu se casse la jambe. Les remèdes khazars ne lui apportant pas grand-chose, la mère amène le petit chez le rabbin juif, dont elle sait qu’il est en mesure de guérir toutes sortes de blessures. Le rabbin panse la jambe de l’enfant et la renforce avec ses Tephilins pour que le garçon puisse remarcher. Le chef khazar croit à un miracle accompli par le Dieu inconnu de ce rabbin bienfaiteur. Il veut des précisions sur ce phénomène fort intéressant ne comprenant pas comment on peut adorer un Dieu sans le percevoir comme une idole et sans l’existence d’un temple dans lequel on puisse lui vouer un culte. Le rabbin lui explique alors sa conception de la religion juive: Nous pleurons la destruction du Temple parce qu’il avait été témoin de tant de gloire, qu’il avait coûté tant d’efforts à notre peuple et qu’il était l’image de pierre de sa puissance et de sa liberté! Mais sur le chemin de notre dispersion à travers toute la terre, partout où nous avons crée des écoles où l’on enseigne la gloire de Yahvé et des lieux de prières où nous l’honorons, ce sont des temples nouveaux, reflets dans notre infortune, de sa splendeur. […] Quand il le voudra, il nous ramènera rassemblés à Jérusalem et ce sera un grand jour sur tant de douleur ancienne et nouvelle. Mais les nouveaux temples ne périront pas puisqu’ils sont nés et n’ont pu être crées que par sa volonté. Ici même, étant donnée ma présence et celle de cette femme de ma religion, un de ces temples existe en nos cœurs. 18 Nous avons ici affaire à une variante assez moderne de la foi juive: la foi ne nécessite aucun foyer sacral, le culte existe uniquement dans les esprits. Cette interprétation non-orthodoxe du judaïsme correspond tout à fait au rôle que lui accordent les chefs de file officiels du sionisme: le rôle d’un seul fond mythique légitimant le nouvel État. À la vision théocentrique d’une nation juive vouée, en vertu de l’Alliance contractée avec Abraham, à réaliser sa mission de peuple-prêtre, sa raison d’être étant Dieu et le culte qui lui est rendu, s’oppose une vision anthropocentrique qui, précisément, renverse cette hiérarchie: 18 G. Kahn: Le miracle des Tephilins, dans: Terre d’Israël, pp. 151-163, ici cité p. 161. Ulrike Eisenhut 52 C’est à présent la nation qui devient le foyer de l’identité, et l’objectif est son bienêtre, sa prospérité, sa renaissance morale, physique, intellectuelle, et même spirituelle, etc. Aussi est-ce la langue, la culture, l’histoire, la terre, le peuple, le développement de ses capacités productives, matérielles et intellectuelles plutôt que le respect de la loi divine qui en sont les composantes essentielles. 19 Il importe de mentionner ici l’écrivain hébraïque d’origine ukrainienne Yossef-Haïm Brenner (1881-1921), qui a de son vivant exercé une grande influence sur ses contemporains. En effet, il a promulgué un État juif laïciste fondé sur la volonté individuelle des ces citoyens d’y appartenir. 20 La religion est ici reléguée à l’arrière-plan: Nous, juifs vivants, que nous jeûnions le jour de Kippour ou que nous mélangions la viande et le lait, que nous soyons fidèles à la morale de la Bible ou à notre conviction athée, nous ne cessons de vivre une vie pleinement juive, de travailler et de créer en tant que juifs, de parler notre langue juive, de trouver notre nourriture spirituelle dans notre jeune littérature, d’œuvrer pour notre culture nationale libre, de défendre l’honneur de notre nation de nous battre pour notre droit à l’existence dans tous les aspects que cette lutte peut exiger. 21 Il s’agit en l’occurrence d’une position radicale, mais semblable à celle de Kahn: des contes comme La Saint-Nicolas, 22 Les desserts du rabbin, 23 Un jour de Kippour 24 ou La guerre des religions 25 mettent en scène le conflit des Juifs au sein d’une société laïque: les protagonistes juifs adoptent, pour faire plaisir à leurs enfants, des fêtes chrétiennes et ils font passer au second plan les rites juifs, quand ceux-ci ne sont pas en accord avec leurs conditions de vie: „C’est ça le progrès.“ 26 Le concept de religion présenté dans ces contes repose sur le principe d’une religion libérale inspirée des idées des Lumières, idées d’une grande communauté humaine vivant librement, tous les hommes se respectant mutuellement et s’accordant le maximum de liberté. Jean-Marc Chouraqui montre que dans la Troisième République, les Juifs furent les représentants de ces qualités de l’amour et du pardon, non seulement prêchées par les philosophes des Lumières, mais d’abord par les religions chrétiennes et 19 Denis Charbit: Qu’est-ce que le sionisme? Paris: Éditions Albin Michel 2007, p. 97. 20 Pour Y.-H. Brenner voir id., pp. 99 sqq. 21 Yossef-Haïm Brenner: Au cœur de la vie et de la littérature, 1911, cité dans M. Brenner: Geschichte des Zionismus, p. 101. 22 G. Kahn: La Saint-Nicolas, dans: Terre d’Israël, pp. 189-196. 23 G. Kahn: Les desserts du rabbin, dans: Contes juifs, pp. 43-52. 24 G. Kahn: Un jour de Kippour, dans: Contes juifs, pp. 127-136. 25 G. Kahn: La guerre des religions, dans: Contes juifs, pp. 163-171. 26 G. Kahn: La Saint-Nicolas, p. 196. A la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn 53 juives. Au ‚totalitarisme’ dogmatique de l’Église, le judaïsme opposait la tolérance et le „souci de l’étude, condition de la liberté de l’esprit critique“ 27 . III Dans le conte Tout arrive! 28 , Kahn présente encore des victimes de pogroms condamnés à s’exiler. Blok et Schaim sont des marchands de modes à Tarjaisk, une ville fictive située en Russie du sud. Les deux concurrents se brouillent à cause d’une affaire juteuse de Schaim. Soudain, un conflit surgit: „L’épicier Avantieff, bon orthodoxe, mais ivrogne magnifique, ayant bousculé une baba, la rixe éclata.“ 29 Les Juifs de Tarjask sont les victimes des pogroms, bien que n’en n’étant pas les initiateurs. Ces manifestations de violence, guère empêchées par l’armée, retirent aux survivants leurs moyens d’existence: Quand la cavalerie, mandée par téléphone, vint, sans se presser, nettoyer les rues de quelques charges nonchalantes - pendant que les télègues des paysans avinés titubaient à grande allure, lourdes de butin, vers la campagne, - les pieds des chevaux heurtèrent Schaim et Blok, tombés en défendant leurs boutiques. Les femmes et les enfants avaient été rossés à mort. Schaim et Blok guérirent. Ils se réveillaient ruinés. Il restait à Blok une fillette; à Schaim un garçonnet, qu’ils emmenèrent, chacun, loin du pays, par des routes différentes. 30 Il s’agit donc ici du récit d’un pogrom comme il y en a eu dans de nombreux endroits d’Europe de l’Est, principalement en Russie. En 1881, les autorités elles-mêmes incitèrent la population à éliminer les Juifs, les dits meurtriers du Tsar, ou alors ils organisèrent ce qu’on appelait à l’époque des „pogroms froids“: partant de l’idée que les violences publiques de l’interrègne étaient dues à l’exploitation de la population russe par les Juifs, les officiels ne se pressaient pas de rétablir l’ordre dans les villes affectées. En 1882, furent votées des lois pour réduire le droit à l’enseignement des jeunes Juifs. 31 Les premiers Aliyahs se recrutèrent parmi les Juifs russes fuyant ces poussées de violence et après la Révolution russe. 32 Une partie des émigrants s’installèrent aux États-Unis ou dans des pays de l’Europe de l’ouest comme la France. Au terme de son voyage à travers les pays d’Europe et d’Asie, le conteur Schimme arrive enfin à la Terre d’Israël. La Palestine, qui est également le 27 Jean-Marc Chouraqui: „Les rabbins français et le christianisme dans la seconde moitié du XIXe siècle: de la défiance à la reconnaissance“, dans: Archives juives 1997/ 30/ 2, pp. 104-114, ici citée p. 106. 28 G. Kahn: Tout arrive! , dans: Contes juifs, pp. 97-105. 29 Id., p. 99. 30 Id., pp. 99 sq. 31 Cf. A. Shapira: Land and Power, p. 4. 32 Cf. M. Brenner: Geschichte des Zionismus, p. 55 sq. Ulrike Eisenhut 54 titre du dernier Conte juif, voit arriver un vieil homme brisé. Dans l’hôpital d’un Kibbouz, il est soigné; une fois guéri, il se remet des fatigues de sa longue marche. Avant de disparaître, il bénit un petit garçon, porteur des espérances de sa mère comme du peuple entier et qui devra aller dans le monde en tant que messager de l’idée juive: Petit Jacob, tu deviendras très savant. Alors tu iras enseigner aux autres, tu leur donneras le moyen d’être heureux. Par la Science? dit Schimme. Par la Science. Tu apprendras ici, petit Jacob. Tu resteras longtemps auprès de ton père et de ta mère et puis tu iras dans les grandes ruches humaines, près de tes frères, près de ceux qui travaillent dans les ateliers de Londres, de New-York. Il leur apportera des idées comme jouets, murmura Schverous? (! ) Il leur donnera de beaux jouets, encore plus beaux que ceux qu’il aura reçus. Mais tous pareils? Les jouets ne sont-ils pas tous les mêmes depuis que le monde est monde? dit la jeune femme en souriant. 33 Le concept exposé ici est celui d’un Eretz Yisraël, État foyer de la science semblable à celui de l’Altneuland de Herzl. La science y est perçue comme l’ultime moyen du progrès de l’humanité. Mais c’est également le concept d’un nouveau messie profane: un membre ordinaire de la communauté qui, après avoir reçu la meilleure éducation possible dans l’Altneuland à venir, sera renvoyé dans le monde non-israëlien pour représenter son peuple et pour faire profiter les non-Juifs des acquis d’un peuple heureux à travers son Histoire. Nous sommes ici très loin du messianisme traditionnel: celui-ci reléguait la venue du Messie, par définition, à un temps futur imprécis et partait de l’idée qu’il serait un personnage prééminent. 34 Le nouveau messager du salut est un descendant des persécutés. Il ne va pas rester au foyer de la Terre d’Israël, „stagner au mur des pleurs“ 35 , mais répandre sa croyance. Celle-ci ne consiste pas essentiellement en une conviction religieuse, mais est plutôt à comprendre comme la foi en la capacité de survivre grâce à la solidarité entre citoyens égaux, désireux de vivre en paix avec leurs voisins. En ce nouveau Messie, Schimme a trouvé le nouveau Juif errant. 36 Le vieil homme peut se retirer tranquillement en passant en revue tout ce qu’il a vu et vécu, notamment le passé de son peuple: 33 Id., pp. 209 sq. 34 Selon Isaïe, le Messie sera un nouveau roi d’Israël, (Is. 11; 1-3a, 5), „un germe juste [à David]“, Jeremia 23; 5, 6 ou alors le seul outil de Dieu (Ezéchiel 17, 23) sur le chemin de la régénération de son peuple. 35 G. Kahn: Schimme Schverous, dans: Contes juifs, pp. 5-15, ici citée p. 13. 36 La mère du petit garçon lui dit: „Ce sera toi le Juif errant, mon Jacob“ (Palestine, p. 213). A la recherche d’une identité juive narrée - Gustave Kahn 55 Toute l’image du vieil Orient juif se levait dans l’esprit de Schimme, les troupeaux de Jacob, les bandes de David, la tente de l’arche, tout l’effort des nomades pasteurs pour ériger des villes, la route terrible des captivités, la route dure des retours, les ruches essaimées vers Antioche ou Alexandrie, l’incendie du Temple empourprant l’horizon, les cris de joie, dans la plaine, des Khazars se convertissant à la loi de Moise, les médecins juifs guérissant les émirs et les princes chrétiens, la mort et le cantique de Jéhuda Ben Halevi, les feux d’Espagne, l’arrivé des nefs à Salonique, la maison de Francfort, où se bâtissait, de l’hommage des landgraves et des souverains, une sorte de royauté juive, la rose rouge de la poésie fleurissant aux lèvres de Heine, les avenues dures du bonheur collectif tracées par Lasalle et la vie passionnée de l’apôtre; la voix tranchante de Karl Marx prit corps à ses yeux et l’idée messianique se fondait avec l’idée du bonheur humain comme au temps de la Réforme, en rappel aux sobres vérités du Décalogue, et cela se confondait avec tout ce qu’il avait vu d’émeute et de terreur, avec tout ce qu’il avait entendu d’échos mêlés de Salomon et de Platon, et de Philon et de Spinoza, et de Voltaire et de Renan, et de Zola, et que dans la grande Babel du monde, enfin élevée malgré les mythes religieux, il y avait des pierres apportés par Israël et que cela légitimait l’orgueil d’un peuple. 37 C’est au pays promis dans la Torah qu’il retourne, donnant l’exemple à ses frères et sœurs. Mais, pour se retrouver, la communauté du peuple juif n’a pas besoin de cette terre. Elle vit dans ses contes, dans la tradition biblique et dans sa foi. 38 La Palestine n’est que le foyer idéal pour guérir les blessures des pogromes et des attaques de toutes sortes. Pour Kahn, être Juif, c’est adhérer à une communauté imaginaire dont les membres sont appelés à passer le témoin aux autres - en racontant leurs histoires. Les Contes relient les deux éléments essentiels de l’identité juive 39 : la notion religieuse d’un peuple élu par Dieu selon les Ecritures saintes et l’élément national basé sur le rapport à la Palestine, la Terre d’Israël. Ils représentent une narration de l’Histoire du peuple juif contraire à l’Histoire promulguée par les chefs de file sionistes et montrant une Histoire mystifiée qui occulte les siècles de la diaspora. En effet, ces contes présentent une histoire caractérisée par une certaine continuité où sont intégrées les persécutions et les souffrances subies par les Juifs. C’est précisément cette histoire dans son ensemble qui constitue la source de l’identité positive du peuple, et c’est dans cette même histoire que figurent les mythes des pères au même titre que des épisodes humoristiques du temps présent ou le récit des pogroms. C’est cette Historie qui ne fait que se poursuivre et qui doit être racontée de génération en génération. 37 Id., p. 211 sq. 38 C’est Rousseau qui, dans le siècle des lumières, poursuivit cette argumentation dans le débat sur la qualité des Juifs en tant que peuple vainqueur de tous défis historiques bien que sans foyer. (cf. Katja Tenenbaum: Wahrheit und Geschichte des jüdischen Volkes, in: Christoph Miething (éd.): Judentum und Moderne in Frankreich und Italien, Tübingen: Niemeyer 1998, pp. 244-253, ici citées pp. 252 sq.). 39 Cf. D. Charbit, Qu’est-ce que le sionisme? , p. 97. Dominique Guedj „Le peuple élu“ entre bovarysme et messianisme Défini comme une „finalité vitale“, 1 le judaïsme infléchit la pensée du jeune Benjamin Fondane, qui se nomme encore B. Fundoianu, s’exprimant dans des périodiques juifs roumains auxquels il collabore dès 1916. De cette production de jeunesse se dégage une première vision du judaïsme. Dès le début Fundoianu en souligne l’altérité radicale au niveau de la pensée et surtout sa vocation à être une „pensée agie“ c’est-à-dire capable d’intervenir dans le monde: une pensée vivante qui se veut corollaire du Dieu vivant de la Bible, annonciatrice de sa „philosophie vivante“. 2 Une pensée faite ‚acte‘ bien avant que, l’anthropologie de Lucien Lévy-Bruhl sur la pensée de participation des ‚primitifs’ ne vienne, dans les années trente, lui confirmer cette intuition philosophique. 3 Fondé sur la Bible et sur le mysticisme de la Kabbale, ce judaïsme de jeunesse se charge ensuite de préoccupations propres à une philosophie de l’existence non exempte d’un vitalisme propre à la fin du 19 e siècle. A travers trois textes de l’année 1919: Judaïsme et hellénisme, 4 De L’Ethique au spectacle, 5 et Paroles à propos d’un ami, 6 je me propose de montrer comment diverses sources, „juives“ et „non juives“, où Fundoianu a puisé, convergent toutes 1 B. Fundoianu [Benjamin Fondane]: „Paroles à propos d’un ami“, dans: Cahiers Benjamin Fondane N o 2, 1998, pp. 58-59, p. 59. 2 „La Philosophie vivante“ est une appellation que Fondane utilise à plusieurs reprises. Elle deviendra le titre général de sa chronique régulière aux Cahiers du Sud (dirigés par Jean Ballard) de 1932 à 1944. 3 Selon Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), la „participation“ est une tentative, qui fut largement incomprise par ses contemporains et ses successeurs, tant sociologues qu’anthropologues, de réhabiliter l’importance de l’affectivité dans la vie mentale. 4 Mântuirea, 1919, N os 171 - 263. Republié par Léon Volovici et Remus Zastroiu dans Iudaism şi Elenism, Bucarest, Hasefer, 1999. Traduction et présentation des fragments par Ramona Fotiade: „Judaisme et héllenisme“, dans Cahiers Benjamin Fondane N o 2, 1998, pp. 33-55. Les articles cités par la suite ont été républiés en traduction intégrale et revue dans: Monique Jutrin (ed.): Entre Jérusalem et Athènes - Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Paris: Parole et Silence 2009 [NdR]. 5 Mântuirea, 1919, N o 262. B. Fondoianu: „De l’éthique au spectale” [traduit par Hélène Lenz], dans: Cahiers Benjamin Fondane N o 5, 2002, pp. 75-77. 6 Lumea evree, novembre 1919. B. Fondoianu: „Paroles à propos d’un ami” [traduit par Marlena Braester], dans: Cahiers Benjamin Fondane N o 2, 1998, pp. 58sq. Dominique Guedj 58 vers un projet commun: exacerber des antagonismes féconds entre des systèmes de valeurs tenus pour irréductibles, entre des attitudes irréconciliables vis-à-vis de l’existence afin de dégager une pensée originale. Pensée contemplative et pensée intentionnelle L’opposition Athènes / Jérusalem existe chez Fondane avant la rencontre avec Léon Chestov. Dans l’article Judaïsme et hellénisme, elle relaie un clivage repris à Martin Buber entre „Esprit de l’Orient“ et „Esprit de l’Occident“, 7 voire entre „deux types d’humanité“, 8 et donne naissance à deux modes de pensée antagonistes. Une note du chapitre consacré à Buber révèle que Fundoianu voulait examiner la validité de ce clivage dans une perspective juive plus large: „par rapport à la pensée de plusieurs auteurs: celle de Buber, celle de Matthias Acher et celle de Achad Haam. 9 Mais Fundoianu emprunte 7 B. Fundoianu: „Chez Buber, le problème pourrait s’appeler: l’Esprit de l’Orient et l’esprit de l’Occident - et chez nous judaïsme et hellénisme“ („Judaïsme et hellénisme - I: A propos du livre de Martin Buber“, dans : Cahiers Benjamin Fondane N o 2, 1998, p. 36). 8 Martin Buber, Vom Geist des Judentums.Reden und Geleitworte, Leipzig: Wolff 1916, recueil de trois conférences intitulées respectivement „L’Esprit de l’Orient et le judaïsme“, „La religiosité juive“ et „Le mythe dans le judaïsme“ qui furent données entre 1912 et 1914. 9 Ahad Ha’am ou Asher Tzvi Ginsberg (1856 Russie-1927 Tel Aviv) est un penseur nationaliste et leader des Amants de Sion. Il fut l’un des pères de la littérature hébraïque moderne. Il signe son premier article „Lo zé hadérèh“ („Le faux chemin“) du nom de „Ahad Ha’am“ („Un du Peuple“), qui deviendra son pseudonyme. Il appelle à la renaissance morale de chacun, indispensable avant toute action et pense qu’on ne peut ramener la totalité du Peuple Juif sur la terre d’Israël. L’État juif ne peut être la solution idéale aux problèmes de l’ensemble du peuple. Pour lui, la solution passe par une activité éducative étendue. La libération du peuple juif passe aussi par la création d’un centre spirituel sur la Terre d’Israël. De là son opposition au sionisme politique de Theodor Herzl dont il est resté en marge durant toute son existence. Après la divulgation des pogroms de Kichinev, il publie avec d’autres poètes de langue hébraïque, un manifeste appelant les Juifs à l’auto-défense. Ahad Haam séjourne plusieurs fois en Palestine et dénonce les lacunes inhérentes aux nouvelles implantations juives, particulièrement celles qui sont sous la coupe du Baron de Rothschild. Dans son journal Hashiloah (Siloé), qu’il dirige de 1896 à 1902, s’expriment de nombreux écrivains influents de l’époque. En 1922, il s’installe à Tel Aviv où il meurt en 1927. Mathias Acher ou Nathan Birnbaum (1864-1937) est né à Vienne où il réside entre 1864 et 1908 puis de 1914 et 1921. Il fonde avec deux étudiants de l’université de Vienne „Kadimah“, la première organisation juive nationaliste à l’ouest. Il publie en 1884 son premier pamphlet „Die Assimilationsucht“ („L’Obsession de l’assimilation“) et fonde la revue Selbstemancipation (Auto-Emancipation) qui défend à la fois l’idée d’une renaissance juive et l’installation en Palestine. La revue adopte et développe les idées de Léon Pinsker. Il joue un rôle de première importance au premier congrès juif mondial de 1897 et il est nommé secrétaire général de l’organisation sioniste. Il est un proche de Herzl malgré d’importantes divergences idéologiques. Il remet en question les objectifs „Le peuple élu“ entre bovarysme et messianisme 59 aussi à des penseurs européens étrangers à la sphère culturelle juive, Friedrich Nietzsche ou Jules de Gaultier, qui thématisent ce même conflit et dont l’influence est alors prépondérante sur lui. Au nietzschéisme, parce qu’il anticipe la distinction de Buber entre „esprit de l’occident“ et „esprit de l’orient“ et le conflit Athènes / Jérusalem de Chestov ; 10 à l’idéalisme esthétique de Jules de Gaultier, parce qu’il distingue entre „instinct de vie“ 11 et „instinct de connaissance“ 12 . Judaïsme et hellénisme commence par la reconnaissance d’une dette vis-àvis de Buber, il lui doit le ‚problème’ même à discuter: „réaliser que parmi tous les orientaux le juif est celui qui s’oppose le plus manifestement au Grec“ au niveau de son mode de pensée. 13 Fundoianu reprend à Vom Geist des Judentums l’irréductibilité entre le mode grec qui „perçoit en images“, simple contemplation à visée esthétisante, et le mode juif qui „agit en images“. 14 Tandis que le premier se voit réduit à une opération esthétique enclose dans l’immanence du présent, le second „signifie une opération“ 15 et donc une inscription dans une temporalité de l’avenir. Pensée faite acte ou „pensée politiques du sionisme pour attacher une importance croissante à la teneur culturelle du judaïsme. Il finira par quitter le mouvement sioniste pour devenir le porte-parole principal de l’autonomie culturelle juive en Diaspora et insistera sur le yiddish comme base de la culture juive. Il a été l’animateur en chef de la Conférence sur la langue yiddish qui s’est tenue à Czernowitz (Bucovine) en 1908 qui a réuni les meilleurs écrivains yiddish et proclamé le yiddish langue nationale juive. Birnbaum propage ses idées en donnant des conférences dans de nombreuses communautés juives. Les années précédant la Première Guerre mondiale, il abandonne progressivement sa vision matérialiste et laïque, pour inclure finalement le judaïsme traditionnel complet. Il s’installe à Berlin entre 1912-1914, et de nouveau entre 1921-1933. A la montée du nazisme il quitte l’Allemagne pour Scheveningen aux Pays-Bas où il dirige Der Ruf (L’Appel). Il y meurt en 1937. 10 Cf. aussi la contribution de Maria Villela-Petit au présent volume [NdR]. 11 L’opposition entre „instinct vital“ et „instinct de connaissance“ est au cœur du livre de Jules de Gaultier: De Kant à Nietzsche, Paris: Mercure de France 1900, qui se trouvait dans la bibliothèque du jeune Fundoianu. 12 De ces clivages originels découlent selon lui d’autres dichotomies: „type moteur“ versus „type sensoriel“, „pensée centrifuge“ versus „pensée centripète“, „individualisme exclusif“ versus „instinct de troupeau“, „idées "exogènes“ versus „idées endogènes“, „espace physique“ versus „temps psychologique“ d’où procède l’hypothèse d’un „art grec spatial“ opposé à un „art juif psychologique“. Fundoianu confesse avoir trouvé dans ce système une véritable „méthode à [sa] disposition“. Si la réitération de ces paires antithétiques est constitutive de sa pensée elle révèle moins une „méthode“ que la disposition particulière d’une pensée intrinsèquement réfutatoire et avide d’obstacles contre lesquels se mesurer. 13 B. Foduianu: „Judaïsme et hellénisme I: A propos du livre de Martin Buber“, dans: Cahiers Benjamin Fondane N o 2, 1998, p. 37. 14 Id. 15 „Tous les deux sont des hommes capables de percevoir et d’agir; mais l’un perçoit en mouvement, l’autre agit en images. […] Tous les deux pensent; mais la pensée de l’un signifie une opération, la pensée de l’autre, une forme“ (Id.) Dominique Guedj 60 agie“, il s’agit d’une pensée intentionnelle d’anticipation, en fait une pensée de participation avant l’heure: Pour le Grec, le monde est là; pour le juif il sera […] le Juif s’y implique. Le Grec l’appréhende dans son aspect mesurable, le Juif le perçoit comme intention. Pour le Grec, l’acte s’inscrit dans le monde; pour le Juif, le monde s’inscrit dans l’acte. 16 L’opposition present / futur recouvre l’opposition immanence / transcendance. L’intentionnalité d’une pensée - perçue non plus comme spéculation mais comme perception impliquée dans le monde - devient extrêmement féconde pour rendre compte de particularités propres au judaïsme. Il s’agit de sa tendance au messianisme et au mysticisme, de la vocation d’Israël au prophétisme et même d’une compréhension du sionisme politique à partir de phénomènes psychiques dont Fundoianu va ensuite formuler la portée existentielle. Messianisme et bovarysme En 1919, nourri du „bovarysme“ 17 et de la „sensibilité spectaculaire“ de son maître spirituel d’alors: Jules de Gaultier, Fundoianu se montre fasciné par le pouvoir sur le réel des représentations, qu’il nomme illusions créatrices, dont le prophétisme et l’espérance messianique constituent la modalité propre au peuple juif. Deux textes de cette année: De L’Ethique au spectacle 18 et Paroles à propos d’un ami 19 illustrent l’articulation du judaïsme (en tant que pensée agie) à ces nouveaux apports que sont le nietzschéisme et le bovarysme. Rappelons que selon Jules de Gaultier la fonction primordiale de l’instinct de vie (qu’il oppose à l’instinct de connaissance) consiste en une faculté bénéfique de création constante d’illusions nécessaires à la vie qu’il nomme „idoles“. 20 On est moins éloigné qu’il n’y paraît de la fonction participative du „totem“ que Lévy-Bruhl, à la même époque, met en lumière pour le monde mental des sociétés dites ‚primitives’. Fundoianu reconnaît 16 Id. 17 Jules de Gaultier a donné du bovarysme la définition suivante: „Cette faculté est le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il est. C’est elle que, du nom de l’une des principales héroïnes de Flaubert, on a nommé le Bovarysme. Tout d’abord, […] on va s’attacher à montrer sous son seul aspect morbide, ainsi qu’il l’a considéré lui-même avec une nuance de pessimisme, ce singulier pouvoir de métamorphose. Mais on s’attachera aussi à montrer son universalité, et ce caractère général du phénomène contraindra l’esprit à reconnaître son utilité, sa nécessité, à préciser son rôle comme cause et moyen essentiel de l’évolution dans l’Humanité“ (Le Bovarysme, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne 2006, p. 10). 18 B. Fundoianu: „De l’éthique au spectacle“, pp. 75-77. 19 B. Fundoianu: „Paroles à propos d’un ami“ pp. 58sq. 20 J. de Gaultier: Le Bovarysme, p. 98. „Le peuple élu“ entre bovarysme et messianisme 61 dans la prédisposition particulière d’Israël au prophétisme, dans son attente messianique et dans son tempérament mystique, la modalité juive de cette faculté de l’instinct de vie; ceci permet d’inscrire, à contre-courant de l’Histoire, un destin spirituel et national à visée universelle. A partir du bovarysme, ou capacité à se concevoir toujours autrement que l’on est, on reconnaît appliquée à un contexte différent la même forme de pensée agie appliquée au judaïsme qu’il avait remarquée chez Buber. Messianisme et prophétisme sont d’abord tenus pour un „phénomène psychologique“. 21 Fundoianu parle d’„hystérie“ individuelle (lorsqu’elle atteint l’individu qui s’annonce comme le messie), - et d’„hystérie“ collective lorsqu’elle se „propage comme une infection“, 22 mettant en évidence l’„instinct mystique d’Israël“. 23 Un autre article, De l’Ethique au spectacle, affine l’analyse en distinguant deux aptitudes distinctes à se forger des représentations illusoires. La première est pathologique: Un individu ou un groupe peut se faire deux représentations de soi; son existence dépend de celle qu’il choisit au niveau physiologique. Une telle représentation n’implique ni altération ni augmentation de puissance de la personnalité. L’image est étrangère. Alors l’individu ou le groupe courra s’identifier avec l’Image dansant devant ses yeux telle une réalité pure, de même qu’au désert, l’eau des morts apparaît dans son inconsistance mais il ne trouvera rien, parce qu’il ne deviendra rien. Et il est destiné à la mort. 24 La seconde bénéfique. Elle est à l’œuvre dans l’espérance messianique, puis dans le sionisme: La seconde représentation n’est rien d’autre qu’un grandissement ou un grossissement de la personnalité. L’image que l’on se fait de soi équivaut ici à une simple anticipation. Dans ce cas l’illusion est créatrice d’activité féconde. La réalité tend à se rapprocher de la representation et à s’identifier à elle […]. 25 Cette seconde aptitude n’est ni un donquichottisme, ni une chimère mais une ‚anticipation’ de la réalité. Fundoianu précise bien que même dans le cas des faux messies, „il y eut très peu de charlatans, car la majorité étaient persuadé de leur rôle à l’égard de la divinité“. 26 Fundoianu crée ainsi une articulation puissante entre le bovarysme - système stérile de pures représentations spectaculaires de Jules de Gaultier, sorte d’idéalisme à visée esthétisante qu’il finira par désavouer ultérieurement - et la réalisation concrète d’un destin collectif réel. D’une fiction pa- 21 B. Fundoianu: „Judaïsme et HellénismeVI: La mystique III“, p. 44. 22 Id. 23 Id. 24 B. Fundoianu: „De l’éthique au Spectacle“. 25 Id. 26 B. Fundoianu: „Judaïsme et hellénismeVI: La mystique III“, p. 44. Dominique Guedj 62 thologique à vocation esthétique et contemplative, dénuée de toute potentialité d’action, elle devient un pouvoir d’anticipation et d’effectuation du réel. Cette inflexion du bovarysme, depuis un travers individuel grotesque et risible vers une faculté bénéfique universelle pourvoyeuse de force et de progrès était déjà développée par Jules de Gaultier dans La Fiction universelle (1903) prolongement de Le Bovarysme (1902). Il insiste désormais sur le caractère bienfaisant de l’illusion bovaryque lorsqu’elle permet à l’individu puis au groupe de réaliser leur être propre, 27 de se hisser vers un au-delà que seule la puissance de la fiction et de l’illusionnisme a pu fournir. C’est cette même idée d’une „erreur créatrice du soi sur le soi dans l’humanité“ 28 qui sous-tend la conception du messianisme de Fundoianu. Quel usage fait-il de l’extension bovaryque à la collectivité en ce qui concerne la vocation du peuple juif au messianisme et au prophétisme? Au niveau de l’individu et du poète il écrit: Cependant c’est bien d’une illusion entretenue à propos de soi-même que dépend le choix d’une activité: ‚Celui qui se croit poète, écrira des vers. Celui qui se croit prédestiné à devenir un érudit lira; celui qui se croit fait pour la mort, se suicidera’. L’illusion que chacun de nous entretien à propos de lui-même sert de base à son activité. 29 La vocation à l’écriture et à la poésie peut même avoir le bovarysme pour moteur. De même, au niveau collectif, Fundoianu donne un moteur psychologique à l’histoire des hommes et à leurs actions, qu’il nomme „prise de position physiologique“. 30 Il est extrêmement conscient de l’intérêt de cette extension du bovarysme de l’individu au groupe. Bovarysme et „force vitale“ en deviennent inextricablement liés: Les groupes aussi, pour ce qui les concerne, sont pourvus de cette aptitude à se forger une représentation d’eux-mêmes sans rapport avec une réalité donnée. La force vitale d’un individu, d’un groupe, doit être évaluée à l’aune de l’illusion que ces derniers entretiennent à propos d’eux-mêmes. Ainsi qu’en fonction de la quantité d’efforts ou d’activités que leur illusion sera en mesure de produire. 31 C’est cette efficacité de l’illusion collective qu’il portera à sa conséquence ultime dans sa réflexion sur le messianisme juif et sur la notion d’élection: La plus extraordinaire représentation qu’un groupe historique se soit jamais faite de soi, ayant donné naissance à une activité des plus vastes, est la représentation que le peuple juif s’est donnée de lui-même. La réalité c’est le peuple juif. Sa représentation de soi: c’est le peuple élu. Cette illusion — dont ses voisins ont ri comme on rit d’une illusion — s’est révélée la plus apte à produire la plus grande 27 Voir infra note 13. 28 J. de Gaultier : Le Bovarysme, p. 119. 29 B. Fundoianu : „De l’éthique au Spectacle“, p. 75 30 Id., p. 77. 31 Id. „Le peuple élu“ entre bovarysme et messianisme 63 activité. Les illusions sont à classer d’après le degré d’activité qu’elles suscitent. Et l’illusion nommée peuple élu a transformé Israël en peuple élu. Cette illusion l’a créé sur le plan historique. Cette illusion, a créé ses Prophètes — et la Bible. Cette illusion, toujours, a produit le Christianisme. […]. 32 En somme, conclut Fondane, c’est pour avoir cru à la fiction du peuple élu que le „peuple juif“ est devenu le „peuple élu“: Et l’on pourrait dire que si le peuple d’Israël continue de vivre au-dessus des tombeaux sous lesquels se trouvent enterrées tant d’Histoires, c’est parce que son illusion à propos de soi: celle de peuple élu, a été la plus intuitive de toutes et la plus créatrice. 33 Soulignons l’intérêt de ces articles de jeunesse qui contiennent en germe des notions que Fondane développera dans les œuvres de sa maturité. On pourrait même proposer une lecture de sa réflexion sur le messianisme et le don de prophétisme à la lumière des travaux de Benedict Anderson sur les „communautés imaginaires“ qui se sont imposées à la fin du 20 ième siècle. 34 Ces travaux qui soulignent l’impact de l’„imaginé“ comme force principale dans la communication entre les hommes, comme ferment de la réalisation de destins collectifs, sont très proches de la réflexion de Fondane sur le bovarysme et la puissance créatrice des représentations dans l’„imaginé“ collectif des hommes. 32 Id., p. 76. 33 Id., p. 77. 34 Cf. Benedict Anderson, Imagined communities: reflections on the origin and spread of nationalism, Londres: Verso 1983. Monique Jutrin Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ La fumée des fours crématoires a fait taire le chant magique qui, de Chateaubriand à Barrès, de Wagner à Thomas Mann, ne pouvait épuiser ses modulations. 1 Rachel Bespaloff aurait été heureuse que son œuvre soit évoquée en Israël. Vous comprendrez pourquoi. Son nom est souvent associé à celui de deux femmes qui furent ses contemporaines: Simone Weil et Hannah Arendt. Il est vrai qu’elles sont toutes trois philosophes et juives; toutes trois ont des difficultés à se situer dans le judaïsme; quant à Rachel Bespaloff elle restera toujours solidaire du destin de son peuple. Toutes trois furent projetées dans l’exil au moment de la seconde guerre mondiale. Soulignons toutefois que se sont des personnalités divergentes et opposées. Alors que les œuvres de Simone Weil et de Hannah Arendt sont bien connues, celle de Rachel Bespaloff, redécouverte à la fin du 20 e siècle, après cinquante ans d’oubli, a été rééditée en France et suscite de l’intérêt, tant en Espagne qu’en Italie et aux Etats-Unis. Son œuvre comprend essentiellement deux ouvrages: Cheminements et Carrefours (Vrin, 1938) et De l’Iliade (Brentano’s, 1943) ainsi que de nombreux articles; elle nous laisse aussi une correspondance avec ses contemporains: Jean Wahl, Gabriel Marcel, Boris de Schloezer et bien d’autres. Un grand nombre de textes demeurent inachevés: elle avait entrepris une vaste étude sur le Temps, qui devait comprendre un essai sur Proust. Lectrice passionnée, faisant son miel des oeuvres qui la hantent, elle développera ainsi, en filigrane, sa pensée propre, qui apparaîtra de plus en plus nettement dans ses derniers écrits autour de la tragédie. Je commencerai par évoquer la vie de cette femme dont Jean Wahl disait qu’elle était „intelligence et âme“. 2 1 Rachel Bespaloff: „Le monde du condamné à mort“, Esprit N° 18, janvier 1950, 1-26, p.20. 2 Jean Wahl: „Préface“ à Noémi Levinson : Les Chevaux de bois d’Amérique, Paris: Julliard 1954, p.6. Monique Jutrin 66 Qui était Rachel Bespaloff? Née Rachel Pasmanik en 1895, dans une famille juive originaire d’Ukraine, elle grandit à Genève, où elle étudia la musique au Conservatoire. A l’âge de vingt ans elle quitta Genève pour Paris. Après son mariage en 1922 avec Nissim Bespaloff 3 , elle abandonna une carrière musicale qui s’annonçait brillante. L’on ne sait exactement quand elle commença à écrire. C’est son mari qui révéla le talent d’écrivain de Rachel, lui dérobant à son insu ses manuscrits pour les montrer à Daniel Halévy qui les fit lire à Gabriel Marcel et à d’autres philosophes 4 . Son premier article: Lettre sur Heidegger à M. Daniel Halévy parut en 1932 dans La Revue philosophique de la France et de l’Etranger. Elle fut, avec Benjamin Fondane et Georges Gurvitch, parmi les premiers à s’intéresser à Heidegger en France. 5 Tout comme Fondane, elle s’en écarta rapidement: „Que reste-t-il de Heidegger quand on fait le compte de ce qu’il doit à Kierkegaard et à Husserl? ” 6 écrit-elle à Léon Chestov. Entre 1932 et 1939 elle publia d’autres articles dans La Revue philosophique ainsi que dans La Nouvelle Revue Française: ce sont des textes consacrés à Kierkegaard, à Gabriel Marcel, à Malraux, à Julien Green, à Jean Wahl. En 1938 paraît son premier livre (où sont réunis la plupart de ses articles): Cheminements et Carrefours, chez Vrin. Bien qu’il lui soit dur de s’arracher à la France, en juillet 1942 elle s’embarque pour New York accompagnée de son mari, de sa fille, de sa mère. A son arrivée, elle travaille d’abord à la radio, dans la section française de la Voix de l’Amérique 7 ; ensuite elle est introduite par Jean Wahl au Collège de Mount Holyoke où elle enseigne la littérature française. Elle y termine son second livre: De l’Iliade, entamé dès 1939. Publié en français en 1943 chez Brentano’s avec une préface de Jean Wahl, il fut ensuite traduit en anglais. 8 En lisant sa correspondance, l’on apprend qu’elle mène une vie précaire: souvent exténuée, elle ne trouve ni le temps ni la force de créer. Son séjour aux Etats-Unis est vécu comme un exil, sa patrie intellectuelle reste la France. Elle interroge avidement ses amis sur la vie culturelle et politique à Paris. Grâce à leur entremise, en particulier grâce aux efforts de Boris de Schloezer, elle parvient à faire publier quelques articles : des notes sur Van Gogh, une longue étude sur Montaigne, son dernier article, posthume, con- 3 Homme d’affaires aux projets fantasques qui échouaient souvent. 4 Témoignage publié dans la revue Conférence n o 6, 1998. 5 Dominique Janicaud mentionne cet article dans: son livre Heidegger en France I : Albin Michel 2001, p. 165. Selon Janicaud il s’agit „d’un des plus beaux textes inspirés par Heidegger et qui témoigne de la qualité d’une première réception qui méritait d’être exhumée.” 6 Lettres du 28 août 1933, Nathalie Baranoff-Chestov: Vie de Léon Chestov II, Paris: La Différence, 1993, p.93. 7 L’on a retrouvé dans ses archives le texte d’une émission du 29 juin consacrée à la Lettre à un otage de Saint-Exupéry. 8 Ce texte a été réédité chez Allia en 2005. Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ 67 sacré à Camus. Ayant rencontré Sartre lors de son passage à Mount Holyoke en mars 1946, elle fut impressionnée par son intelligence, mais exprimera son désaccord sur Qu’est-ce que la littérature? 9 . Le 6 avril 1949, Rachel Bespaloff met fin à ses jours. Personne ne comprit ce suicide: elle était appréciée de ses collègues, aimée de ses élèves, elle semblait en pleine période créatrice. Aucun de ses proches, même ceux à qui elle parlait de son extrême lassitude, ne paraît avoir perçu la fêlure, le mal qui la rongeait. Au-delà de l’intelligible et du dicible, cet acte relève du secret intime. Après coup, l’on ne peut que méditer certaines propositions qui soudain apparaissent comme significatives: „Je n’en puis sortir que par le suicide, la folie, la mort - ou par un acte créateur qui supprime du même coup la raison d’être de l’activité philosophique” peut-on lire dans son texte sur Chestov 10 . Ou encore, à propos de Van Gogh: „Certains individus semblent marqués d’un signe - élection ou disgrâce - qui les voue aux fatalités de l’échec”. 11 En décembre 1947, dans une lettre à Boris de Schloezer : „On est toujours responsable - traduisons : coupable. Malheureusement on ne peut briser avec soi-même. On est libre, et on ne l’est pas”. 12 Je tenterai maintenant de la présenter en tant que philosophe, montrant comment elle développe progressivement une pensée personnelle, centrée sur l’idée de liberté et de tragédie. Je concluerai en évoquant ses réflexions sur la tragédie du peuple juif. En fait, sa pensée se situe dans le courant de la première pensée existentielle, aux côtés de celle de Léon Chestov, de Benjamin Fondane, de Gabriel Marcel, de Jean Wahl, celle qui précède l’existentialisme de Sartre. Pour Rachel Bespaloff, la lecture implique nécessairement le lecteur et „l’engage” profondément. Toute son oeuvre, en fait, est née d’une lecture passionnée. Elle éprouve souvent, hésitant sur leur statut, une sorte d’embarras à parler de ses propres écrits, qu’elle désigne sous le terme de „paperasses”. En fait, un grand nombre de ses articles, de ses „notes”, sont nés d’une discussion avec l’un de ses correspondants, ou d’un besoin de communiquer des impressions de lecture. Selon ses propres dires, elle avait été „éveillée” à la philosophie par Léon Chestov: „Ses paroles éveillèrent en moi quelque chose qui ne peut plus s’éteindre” 13 écrira-t-elle après le décès du penseur russe. 9 R. Bespaloff: „A propos de ‘Qu’est-ce que la littérature? ’ ”, dans: Fontaine, nov. 1947, p. 60. 10 R. Bespaloff: „Chestov devant Nietzsche”, Cheminements et Carrefours, Paris: Vrin 1938, p. 206. 11 R. Bespaloff: „Notes sur les lettres de Van Gogh”, Fontaine, mars 1946. 12 Les lettres de Bespaloff à Boris de Schloezer sont conservées à la Bibliothèque Louis Notari de Monaco. Publication : „Rachel Bespaloff - Lettres à Boris de Schloezer (II: 1947-1949) “, dans : Conférence n o 17, 2003, p. 203. 13 R. Bespaloff: „Lettre à Madame Chestov du 28 août 1938“, dans: N. Baranoff-Chestov Vie de Léon Chestov II, p. 138. Monique Jutrin 68 De Léon Chestov, pour qui la philosophie est lutte et audace, Bespaloff a surtout retenu une leçon d’inquiétude et d’incertitude. Elle a toujours pousuivi le débat au-delà d’un assentiment où elle ne pouvait se complaire. Avec ses amis chrétiens elle a mené un dialogue, qu’elle estimait fécond, et qui devait, d’après elle, être poursuivi en dépit des malentendus: surtout ne pas les ignorer, mais tenter de les dissiper. Rappelons que, à l’époque, pour les chrétiens, le „problème juif” ne pouvait se résoudre que par la conversion des Juifs, solution que Bespaloff ne pouvait évidemment pas accepter. Elle ne peut admettre non plus une vision théologique révoltante selon laquelle la Shoah aurait représenté une „expiation” pour les „péchés” du peuple juif. Découverte de Kierkegaard : l’éthico-religieux C’est en 1935 que Bespaloff découvre la pensée du philosophe danois, ce qui lui permettra de donner une assise à sa réflexion sur la liberté humaine, en se fondant sur la catégorie de l’éthico-religieux. Dans la Revue philosophique de la France et de l’Etranger, elle publie deux articles sur Kierkegaard, qui seront repris dans Cheminements et Carrefours, mais c’est dans son commentaire des Etudes kierkegaardiennes de Jean Wahl, 14 qu’elle s’explique nettement sur cette catégorie. L’on sait que chez Kierkegaard, le rapport du religieux à l’éthique est complexe; en effet, l’éthico-religieux se distingue profondément de ce que l’on désigne par le terme d’éthique ou de morale. Dans Crainte et Tremblement, c’est Abraham qui incarne le religieux en suivant l’appel de Dieu qui va au-delà de la morale dans l’épisode du sacrifice d’Isaac. C’est alors que se produit l’illumination soudaine où se révèle la distance infinie entre l’homme et Dieu. S’appuyant sur l’affirmation de Jean Wahl selon laquelle le domaine de l’éthique est déjà le domaine de l’existence, Bespaloff veut rendre à l’éthique sa dimension tragique. Et c’est bien le problème de la liberté qui devient central. Une autre conception des possibilités réelles de l’homme se fait jour, où ce n’est plus la nécessité qui fait loi. Désormais l’homme peut affirmer qu’a Dieu tout est possible. Bespaloff résume sa pensée: Après Kierkegaard et Nietzsche, l’éthique ne sera plus jamais au-delà, au-dessus ou à côté de l’existence: pour eux, pour nous, elle est par excellence le reflet de la condition humaine, l’homme même en train de se faire et de se défaire. 15 Cette pensée éthique, Rachel Bespaloff n’a jamais cessé de la sonder et de l’approfondir. C’est à Kierkegaard aussi qu’elle doit sa conception de l’Instant: „Cet ambigu où le temps et l’éternité entrent en contact“. 16 Dans 14 Revue philosophique de la France et de l'Etranger, juin-juillet 1939. 15 R. Bespaloff: „Notes sur le études kierkegaardiennes de Jean Wahl”, Revue philosophique de la France, juin-juillet 1939, p. 201. 16 Id., p. 203. Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ 69 l’Instant, l’existence tout entière, ramassée sur elle-même, s’ouvre à la possibilité de liberté et se tend vers l’avenir. Après la guerre, elle reprochera à Sartre et aux existentialistes d’avoir aboli l’Instant. Pensée tragique et pensée éthique Dès l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, Bespaloff situe sa lecture dans l’Histoire. L’herméneutique véritable ne serait-elle possible que dans la tragédie? L’homme pris au piège de l’Histoire, à la recherche d’une issue, serait-il seul à pouvoir donner un sens au texte? C’est vers cette question restée ouverte que nous achemine la lecture de Rachel Bespaloff. Dans son second livre, De l’Iliade, Bespaloff reprend et développe sa réflexion sur la pensée éthique. En 1938, relisant L’Iliade avec sa fille, qui l’étudiait au lycée, elle nota des réflexions qui donnèrent naissance au livre. Elle ignorait alors que Simone Weil relisait également le texte antique. (Jean Grenier le lui apprendra en décembre 1941.) Mais n’était-il pas naturel, comme le déclare Jean Wahl dans la préface au volume, qu’en ces temps d’épreuves, la pensée occidentale revienne à ses origines. Toutefois, alors que Nietzsche oppose le dionysiaque et l’apollinien, et que Chestov place Athènes face à Jérusalem, Bespaloff tente de réconcilier la pensée héllénique avec celle de la Bible. Scrutant la pensée grecque au moment où elle succède à la pensée magique et avant qu’elle ne devienne dialectique, elle distingue une forme de pensée particulière, essentiellement éthique et proche de la pensée biblique. Pour Bespaloff, la pensée éthique se confond avce la pensée tragique, elle la définit comme „la science des moments de détresse totale où l’absence de choix dicte la décision“. 17 Mode particulier de pensée qui ne transmet pas ses procédés, mais qui prévaut chaque fois que l’homme se heurte à lui-même au tournant de son existence. Cette expérience éthique ne s’incarne que dans les actes qui la transcendent. Il n’en resterait pas de traces s’il n’y avait pas la poésie pour en témoigner. Car la poésie restitue la vérité de l’expérience éthique sur quoi se fondent la religion de la Bible et celle du Fatum; c’est au langage de la poésie - à l’aphorisme, au paradoxe - qu’ils se confieront exclusivement, ces auteurs nommés Blake, Kierkegaard, Nietzsche, qu’elle cite pour exemples. Ainsi se précise le lien entre expérience éthique, tragique et poésie. Elle nous a aussi laissé de remarquables „Réflexions sur l’esprit de la tragédie“ 18 , où il s’agit essentiellement des liens entre le tragique et la liberté. Le propre de la situation tragique serait de fournir à la fois l’épreuve où la 17 R. Bespaloff: De l’Iliade, Paris : Allia 2004, p. 70. 18 R. Bespaloff: „Réflexions sur l’esprit de la tragédie“, dans: Deucalion n o 2, 1947. pp. 171-193. Monique Jutrin 70 liberté s’affirme et le piège où elle trébuche. Les tempêtes de l’Histoire, constate-t-elle, ont réintégré le héros tragique dans la littérature. Examinant dans cette perspective Les Mouches de Sartre, elle nie que le héros tragique soit „condamné à la liberté“. C’est au contraire sa liberté qui est coupable, parce que „le péché est dans l’être, le néant dans l’existence, l’échec dans la condition humaine“. 19 Quant à Camus, il lui semble plus fidèle à l’esprit de la tragédie. Dans Le Malentendu, toute la pièce est fondée sur le double refus de l’homme et de Dieu: le non de la liberté révoltée et le non de la divinité ou de la fatalité. Paradoxe de la liberté humaine devant Dieu et devant la mort. Aussi le thème véritable de la tragédie moderne, ne serait-ce pas la mort, ou le silence de Dieu? C’est à cet obstacle que se heurte la pensée tragique. Et l’on comprend, écrit Bespaloff, pourquoi Sartre et Camus veulent détacher la tragédie de l’éthique: c’est pour l’éloigner de l’absolu religieux auquel l’éthique est suspendue. La tragédie du peuple juif Bespaloff suivait attentivement les événements politiques, les analysant avce une étonnante lucidité, et le sort du peuple juif ne cessait de la hanter. Après les événements de septembre et de novembre 1938, Bespaloff relit les prophètes 20 : „Eux seuls me parlent de ce que j’ai vécu en septembre, de ce que je viens de vivre pendant ces terribles semaines de novembre” (8 novembre 1938). 21 Le 2 décembre 1938 elle crie toute sa révolte et sa colère, et son refus d’accepter un destin d’humiliation et de honte dans une lettre à Jean Wahl: Les événements d’Allemagne ont exprimé jusqu’à la dernière goutte ce qu’il y avait en moi d’indignation, de fureur, de honte. De nouveau ce malheureux peuple se courbe sous la grande loi de l’Exode, sans l’espoir d’une patrie. Tant de souffrance perdue… De nouveau, jeté sur les chemins jusqu’aux extrémités de la terre pour y porter quoi? Je n’accepte pas ce destin… il est dur d’être un peuple qui ne peut rien risquer parce qu’il doit tout subir. Pourquoi avons-nous choisi cela? 22 Après la guerre, c’est à Boris de Schloezer qu’elle confiera: „Le sort du peuple juif est si épouvantable en ce moment qu’il faut du courage pour obliger son esprit à s’y appliquer” (12 juin 1946). Aussi peut-on comprendre 19 Id., p. 187. 20 Le 2 février 1938 elle écrit à Daniel Halévy: „L’au-delà du nationalisme, c’est dans Isaïe que je le trouve. Je l’ai relu d’un bout à l’autre. Quel prodige d’actualité, de vérité.”, Archives Daniel Halévy. 21 R. Bespaloff: Lettres à Jean Wahl, Paris: Ed. Claire Paulhan 2003, p. 54. 22 Deucalion, n o 2, 1947. Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ 71 son émotion lors de la partition de la Palestine en novembre 1947: „C’est tout de même un grand moment que celui où, pour une fois, le peuple juif accepte le combat, et non pas le massacre. Combat inégal, malheureusement, et ce qui m’effraie, c’est que la disproportion ne peut qu’augmenter à la longue” (13 novembre 1947). Car elle ne se réjouit que „le cœur serré” et appréhende l’avenir pour „cette petite communauté coincée entre l’Occident et l’Orient, qui polarise tant d’espoir et tant de haines…”. 23 C’est grâce à Tscherna Rayss, professeur de botanique à l’Université hébraïque de Jérusalem, à qui elle est liée depuis l’adolescence d’une profonde amitié, qu’elle peut suivre les évènements de Palestine et leur retentissement. En 1948, la création de l’État d’Israël lui procure une joie profonde: elle y voit „la seule réponse possible au génocide“. 24 En effet, à l’instar de ses parents, Bespaloff adhérait à l’idéal sioniste, bien qu’elle n’ait jamais eu l’intention d’aller vivre en Israël. Rappelons toutefois que son père, Daniel Pasmanik, avait été au début du siècle un dirigeant et un théoricien du sionisme, et avait écrit de nombreux articles dans la presse sioniste de langue russe, yiddish, allemande, hébraïque, polonaise et croate. En février 49, dans une lettre à sa mère, gravement malade, elle tente de lui insuffler du courage, en lui rappelant qu’il faut être reconnaissant d’avoir vécu la défaite d’Hitler et la création de l’Etat d’Israël. En même temps, elle constate que toutes les valeurs, juives et chrétiennes, sont désormais périmées: „[…] pas une seule qui ne doive être jetée dans le creuset de nos souffrances, pour être fondue à nouveau“, écrit-elle au père Gaston Fessard en 1949. 25 Dans ses derniers écrits elle jauge les auteurs d’après leur capacité de se mesurer à la tragédie. Ainsi, elle se demande ce que vaut la sagesse d’un Montaigne, qui ignore la tragédie et la tient à distance: „Peut-on bénir la vie dans les wagons à bestiaux, à destination des usines à meurtre? “ 26 . Et, dans un manuscrit inachevé, l’on trouve cette réflexion: Mais là où le dernier choix n’existe plus, où il s’agit de mourir dans le wagon à bestiaux, dans la chambre à gaz ou sous la torture, l’homme trouve-t-il une suprême ressource qui lui permet d’affirmer son être au-delà de sa propre destruction? Pas de réponse à cette question: seuls pourraient répondre ceux qui n’ont pas survécu. La dialectique de l’instant reste suspendue à cette impossible réponse. 27 23 Id.,p. 117. 24 Lettre à Boris de Schloezer, op. cit., p. 250. 25 Lettre publiée dans Deucalion, n o 5, 1955. Gaston Fessard ( 1897-1978), théologien jésuite, lié à Gabriel Marcel, à Jean Wahl, à Raymond Aron, ainsi qu'à Marcel Dubois, qui le reçut à Jérusalem. 26 R. Bespaloff: „L’Instant et la liberté chez Montaigne“, Deucalion n o 3, 1950, p. 123. 27 Manuscrit inédit, Fonds Boris de Schloezer, Bibliothèque Louis Notari de Monaco. Monique Jutrin 72 „Un Dieu embusqué dans sa propre absence“ 28 Le thème du silence de Dieu devient obsédant dans les derniers textes de la philosophe. Dans son commentaire des poèmes écrits par Jean Wahl durant la guerre, 29 elle souligne un rapport paradoxal à Dieu, où la foi et la négation de la foi ne peuvent triompher l’une de l’autre. Il existe toutefois un rapport authentique à un Dieu absent, „un Dieu embusqué dans sa propre absence“. C’est d’ailleurs la figure du Christ, apparaissant comme le Dieu de la touteimpuissance, qui hante Wahl à Drancy. Bespaloff elle-même s’est essayée à l’écriture poétique dans une prière adressée à un Dieu déserté qui, ne voulant plus être tout puissant, ne lui offre que son silence. La question de Dieu, ou plutôt de l’absence et du silence de Dieu, l’obsède durant les années qui ont suivi la Shoah. Un texte retrouvé parmi ses manuscrits commence ainsi: On sort hébété de cette longue furie. […] Dieu a été abandonné. Personne n’a voulu mourir pour lui. Personne n’a voulu vivre pour lui. […] Mais Dieu s’est tu pendant cette guerre. Seul le Dieu des armées a parlé de sa voix formidable. Le Dieu qui règne sur les nations et ne compte pas les âmes. Le Dieu de la Bible et la Némésis des Grecs. 30 Ce manuscrit fort raturé se termine ainsi : „Je ne dis pas que Dieu est mort - je dis que l’image que je me suis faite de lui est morte. Que c’est à Lui de se révéler de nouveau.“ 31 Les mêmes préoccupations se retrouvent dans le brouillon inachevé d’un texte de la même époque sur Kafka 32 : Kafka est peut-être le seul écrivain qui pense et médite dans les catégories de la Bible. L’œuvre de Kafka n’est rien de moins et rien de plus que la reprise et la réouverture du procès de Job. Du double procès de Job - ou tantôt c’est Dieu qui est l’accusé, et qui comparaît devant le tribunal de l’homme, et tantôt c’est l’homme qui est produit devant la justice de Dieu. Comme Job, Kafka plaide non coupable. […] Pas plus chez Kafka que chez Job il n’est question du péché et de la grâce. Il 28 R. Bespaloff: „La poésie de Jean Wahl“, dans: Lettres à Jean Wahl, op.cit., p. 135. 29 Id., p. 132. 30 Manuscrit inédit, Archives Monique Jutrin. 31 Ces réflexions sur le silence et l'impuissance de Dieu durant la Shoah préfigurent celles de Hans Jonas dans: Le concept de Dieu après Auschwitz, texte de 1984, traduit en français en 1994 aux éditions Rivages. Si la bonté de Dieu n'est pas compatible avec l'existence du mal, argue l'auteur, c'est que Dieu n'est pas tout-puissant, et qu'il n'est plus capable d'intervenir dans le monde. Cette argumentation repose sur la doctrine kabbalistique d'Isaac Luria, faisant appel à la notion de tsimtsoum: Dieu s'est retiré pour laisser une place à la liberté humaine. 32 Ces notes sur Kafka s’inscrivent dans la lignée de la pensée de Léon Chestov et de Benjamin Fondane. Bespaloff avait pu lire en 1947 dans le n o 2 de Deucalion, où elle avait publié ses „Réflexions sur la nature de la tragédie“, un article posthume de Fondane: „Kafka ou la rationalité absolue“. Rachel Bespaloff et „la science des moments de détresse“ 73 est question de loi - la loi sainte - d’infraction à la loi. […] Mais quelle est cette loi? Mais comment la connaître, à qui la demander? […] Kafka ne dit pas (et ne pense pas, selon moi) que Dieu est mort. Il nous enferme dans le cauchemar. A nous d’en sortir. Je n’ai jamais mieux senti (phrase inachevée). 33 Péguy Parmi les derniers textes de Bespaloff, citons l’article consacré à l ’hu manisme de Péguy en 1945. 34 Bespaloff relit Péguy à la lueur des événements présents. Ce que Péguy écrit au moment de la Première Guerre mondiale résonne en elle avec une actualité étonnante, car cette relecture de Péguy est située dans un contexte historique précis: celui de la Deuxième Guerre mondiale, de la barbarie nazie, et celui de la tragédie du peuple juif. Bespaloff insiste sur la lucidité de Péguy, qui a bien vu „le terrible destin du peuple juif”, ce destin qui consiste à tracer, volontairement ou non, mais toujours avec son sang, la ligne de démarcation entre les hommes du salut éternel et les hommes du salut temporel. Elle cite des passages de la Note conjointe et d’Argent suite où Péguy évoque l’histoire du peuple juif, qui depuis sa dispersion paraît présenter le seul exemple d’une race spirituelle poursuivie sans le soutien d’un Etat et d’une armée. Elle conclut en affirmant que Péguy, méditant le problème d’Israël à la lumière de l’idée d’incarnation, l’a posé dans les termes mêmes où le peuple juif, aujourd’hui encore, doive l‘envisager et le résoudre. Nous sommes en 1945, quelques années avant la création de l’Etat d’Israël. La création de cet Etat faisait l’objet de controverses. Nous savons que Bespaloff approuvait l’idéal sioniste. Curieusement, la pensée de Péguy vient alimenter sa réflexion sur le sionisme et la conforte dans ses convictions. Bespaloff rappelle la position de Péguy durant l’affaire Dreyfus, établissant un parallélisme entre la situation de la France au moment de l’Affaire et celle des années 33-38. Le dilemme posé était pareil: en effet, allait-on perdre 1a cité pour un seul citoyen? Allait-on exposer l’existence d’un peuple pour empêcher Hitler de molester ses Juifs? Ne convenait-il pas de sacrifier Dreyfus à la raison d’état et d’abandonner à leur sort les victimes de Allemagne ? Et de rappeler les paroles de Péguy: „[…] une seule injustice, un seul crime, une seule injure à l’humanité surtout si elle est légalement, commodément acceptée” 35 peut déshonorer tout un peuple. C’est dans l’exigence de cette pensée éthique qu’elle rejoint profondément Péguy. 33 Manuscrit inédit, Archives Monique Jutrin. 34 L’humanisme de Péguy, Renaissance (New York), 1945 : republié dans L'Amitié Charles Péguy en décembre 2001. 35 Id., p. 78. - Monique Jutrin 74 Il m’a paru important de présenter les écrits de Rachel Bespaloff dans le cadre de ce colloque. Pour elle, le lien entre la Shoah et la création de l’État d’Israël était évident: „la seule réponse au génocide“. 36 Et vous comprendrez à présent pourquoi elle aurait été heureuse que sa science des moments de détresse soit évoquée aujourd’hui parmi nous. 36 Cf. note 24. Maria Villela-Petit Un indépassable ‘entre-deux’ * Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem Peut-être n’est-il pas inutile de faire précéder cette réflexion sur Rachel Bespaloff par quelques considérations générales sur ce qu’il faut entendre par héritage culturel, car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle d’Athènes ET de Jérusalem. Je me servirai de l’analogie, assez courante, entre héritage culturel et hérédité biologique, tout en sachant pertinemment que ce qui est visé par l’une et l’autre expression se situe sur des plans assez distincts, lesquels ne doivent être ni confondus ni ramenés l’un à l’autre. Il n’est pourtant pas outré de dire que de même que l’identité biologique d’un individu est le fruit d’un patrimoine génétique qui lui demeure pour une large part inconnu, une ‘identité culturelle’ (ou ce que l’on peut appeler ainsi) ne se forge qu’à partir, et à la faveur, d’éléments constituants dont l’origine lointaine est souvent mal connue, voire ignorée. Si un individu est unique, non seulement d’après son patrimoine génétique mais d’après ce qu’il a pu vivre et ce, dès le ventre maternel, une culture pareillement n’acquiert sa singularité, sa spécificité que grâce aux entrecroisements et aux réaménagements souvent profonds dont elle est issue et qu’elle ne cesse de subir. C’est ce que Nietzsche avait déjà si judicieusement souligné à propos des Grecs 1 , et qu’un bon nombre de savants exégètes font remarquer au sujet des Hébreux et de la Bible. En somme: le caractère propre d’une culture dépend de la façon singulière dont les différentes géné- * Ce texte fut d’abord écrit pour les „Jornades Internacionals“ - R. Bespaloff: „Entre Atenes i Jerusalem“, organisées par le „Seminari Filosofia i Generi“ de la Faculté de Philosophie de l’Université de Barcelone, qui eurent lieu le 20 et 21 octobre 2008. 1 Dans La Philosophie à l’époque tragiques des Grecs, Nietzsche écrit: „Rien n’est plus absurde que d’attribuer aux Grecs une culture autochtone: ils se sont au contraire entièrement assimilé la culture vivante d’autres peuples. …Ils sont admirables dans l’art d’apprendre avec profit, et, comme eux, nous devrions apprendre de nos voisins en mettant le savoir acquis au service de la vie… “, dans: Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, Écrits posthumes t. I ** (1870 1873), trad. fr. Par Michel Haar et Marc B. de Launay, p. 214. Maria Villela-Petit 76 rations vivent, transmettent, et par là même transforment et réorientent leurs divers acquis, ‘autochtones’ ou reçus, en quelque chose de nouveau, encore que cette nouveauté puisse être occultée sous le voile d’une tradition à certains égards figée. Une telle compréhension n’empêche pas de discerner ce qui, dans les éléments constitutifs d’un héritage culturel est le plus déterminant, et ce, à travers précisément sa reprise et son renouveau. Or quand on songe à l’héritage culturel de chacun d’entre nous 2 , héritage parfois assez hétéroclite selon les régions que l’on habite et le passé qui est le leur-, deux sources semblent se détacher, au moins symboliquement, au-dessus des autres. Celles que résument et condensent le nom de ces deux villes phares: Athènes et Jérusalem. Leur lumière intellectuelle et spirituelle n’a cessé de rayonner depuis ce qu’il faut bien considérer comme notre Antiquité. Et pourtant ces deux villes représentent deux sources, voire deux pôles qui ne se confondent pas. Il en résulte que même si, depuis un passé très ancien, Athènes et Jérusalem ont interagi et interagissent jusqu’à aujourd’hui, de façon le plus souvent féconde, les pôles qu’elles représentent n’ont jamais cessé d’être en tension. Et, au lieu d’être un handicap, un écueil, cette tension fut-elle sans doute un des atouts majeurs de notre civilisation. Elle était, cependant, vécue de façon exacerbée, quand Tertullien (155/ 160 env. 220) posa la célèbre question qui, depuis lors, sous-tend les efforts entrepris en vue de penser ce que signifie la polarité d’Athènes et de Jérusalem: Quid Athenis et Hierosolymis? 3 Qu’estqu’Athènes a en commun avec Jérusalem? En soulevant une telle question, le chrétien latin qu’était Tertullien mettait en relief et associait étroitement le nom des deux villes, fût-ce avec l’objectif de souligner la nécessaire dissociation que, selon lui, il convenait d’établir entre ce qu’elles représentaient et représentent toujours: d’une part, la philosophie, de l’autre, la foi. Il n’est donc pas étonnant qu’environ dixhuit siècles plus tard, lorsque Léon Chestov (1866-1938), grand connaisseur lui-même des langues classiques, a voulu reprendre la question d’Athènes et de Jérusalem avec un propos semblable à celui de son devancier, il ait choisi comme exergue à la Préface de son recueil intitulé Athènes et Jérusalem 4 , la phrase même de Tertullien. 2 Ce ‘nous’ laisse grosso modo de côté les populations d’Extrême Orient, qui ont d’autres sources civilisationnelles majeures. Notre „Antiquité“ n’est pas la même. Cela dit, puisque depuis quelques siècles les échanges se multiplient dans un sens comme dans l’autre, des Orientaux deviennent eux aussi aussi des héritiers d’Athènes et de Jérusalem, de même que certains Occidentaux se mettent à l’école de la Chine ou de l’Inde. 3 Cf. Tertullien in De praescriptionibus ad Haereticos, ch. VII. 4 Voir Léon Chestov: Athènes et Jérusalem-Un essai de Philosophie Religieuse (1938), trad. fr. par Boris de Schloezer, Paris: Flammarion 1967, précédé de „L’obstination de Chestov“, par Yves Bonnefoy. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 77 Dans cet ouvrage, Chestov mène un combat obstiné contre la philosophie des philosophes, et ce depuis l’Antiquité (la première partie de l’ouvrage a pour titre „Parménide enchaîné“), en passant par le Moyen Age, et jusqu’au 20 ème siècle. A ses yeux, la philosophie était inéluctablement reliée à l’arbre de la connaissance au détriment de l’arbre de vie. C’est pourquoi il importait d’après lui de se détourner de la sagesse hellénique en faveur d’une pensée adossée à la révélation biblique. Un des paradoxes et non des moindres de Chestov est que tout en affirmant „l’opposition fondamentale entre la pensée hellénique et la pensée biblique“, il ne pouvait en fait penser qu’à l’aide de l’une et de l’autre. De plus, quoiqu’imprégné de l’un et l’autre Testament, le juif Chestov ne se réclamait d’aucune foi. Le combat qu’il entendait poursuivre entre la raison et la Révélation ne se faisait donc pas au nom de la foi, mais de ce qu’il indiquait lui-même comme relevant encore de la philosophie, comme l’atteste le sous-titre de l’ouvrage „Essai de philosophie religieuse“. Certaines difficultés inhérentes à la pensée de Chestov n’échappèrent pas à Rachel Bespaloff. Malgré les profonds liens d’amitié et de proximité intellectuelle qui la reliaient à Chestov 5 , à qui, d’après ses propres dires, elle était redevable de son „éveil“ à la philosophie elle n’épargne pas ses arguments, comme le laisse voir l’essai qu’elle lui consacre: „Chestov devant Nietzsche“ 6 , où elle s’avère, en somme, plus proche de ce dernier. Elle y pointe, en effet, les impasses de la méditation de Chestov, à commencer par „l’impuissance de sa pensée à se détacher de la philosophie spéculative“ 7 , contre laquelle pourtant il ne cesse de se dresser. Car n’était-il pas demeuré incapable d’incarner la vocation prophétique qui semblait être la sienne? Le désaccord de Rachel Bespaloff avec Léon (Lev) Chestov portait encore sur l’attitude de ce dernier à l’égard des deux grands penseurs dissidents du XIXème siècle, Nietzsche et Kierkegaard, qui les avaient tellement marqués 8 5 Voir sur leur rencontre „l’Introduction [de l’éd.]“ à Monique Jutrin (éd.) : Rachel Bespaloff- Lettres à Jean Wahl-1937-1947, Paris: Éditions Claire Paulhan, 2003, en part. p. 20. C’est Daniel Pasmanik, c’est-à-dire le père de Bespaloff qui lui présenta son ami Lev Isaakovitch Schwarzmann (Léon Chestov). 6 Ce texte de R. Bespaloff: „Chestov devant Nietzsche“, avait beaucoup peiné et fâché le vieux Chestov. Là-dessus elle écrit à Jean Wahl, dans une lettre du 8 novembre 1938 (M. Jutrin (éd.): Rachel Bespaloff- Lettres à Jean Wahl-1937-1947, p. 52): „Il n’y a pas d’attachement profond sans gratitude à l’origine: la mienne est très grande à l’égard de Chestov. Malheuresement, il n’a jamais admis que la fidélité pût subsister et même croître au sein du désaccord… “ Moins d’un mois plus tard, et après le décès de Chestov survenu le 20 novembre, elle réitéra dans une autre lettre à J. Wahl, son admiration pour lui et son regret de ne pas lui avoir écrit: „C’était un homme noble,…, l’un des rares que je connaisse“ (cf. id., p. 61). 7 Cf. R. Bespaloff: „Chestov devant Nietzsche“, dans: Cheminements et Carrefours (1938), republié toujours chez Vrin (2004), avec une Préface de Monique Jutrin, p. 201-250. 8 Ce fut sur le tard que Léon Chestov a rencontré la pensée de Kierkegaard et ce, grâce à Husserl, qui en 1929 insista avec lui pour qu’il se mette à lire le penseur danois; cf. là- Maria Villela-Petit 78 tous les deux, ce que reconnaissait Chestov lui-même 9 . Comment, enfin, aurait-elle pu entériner l’attitude de son aîné à l’égard d’Athènes, voire de la Grèce ancienne ? Vouloir instaurer entre Athènes et Jérusalem un ‚Ou bien … ou bien’, c’est-à-dire une alternative, c’était vouloir se tromper soi-même, en feignant d’ignorer cet „entre-deux“, qui nous fait penser et dans le champ duquel nous nous enracinons. Cette introduction faite, venons-en à présent au sujet qui est ici plus particulièrement le nôtre. Car ce qui nous importe est, dans la mesure du possible, de situer la position singulière de Rachel Bespaloff dans cet entre-deux, qui à la fois sépare et relie Athènes et Jérusalem. Au préalable, une première mise au point s’impose concernant l’attachement de Rachel Bespaloff à son peuple, c’est-à-dire au peuple juif et à sa destinée. Elle a eu d’ailleurs l’occasion de s’expliquer très franchement et avec vigueur là-dessus dans une lettre de 1938 à Daniel Halévy. Ni la simple assimilation, faite au prix d’un reniement, ni la révolution, dont le soi-disant universalisme voire le ‘messianisme sans Dieu’ avait séduit tant d’intellectuels juifs, ne trouvent grâce à ses yeux. Elle y soutient l’importance pour le peuple juif d’avoir sa terre, de s’y enraciner, tout en pressentant déjà avec clairvoyance les risques qui courait le sionisme s’il était vécu et assumé comme un nationalisme parmi d’autres. Sa position favorable à la création d’Israël, qui avait déjà été celle de son père, ne l’empêchait cependant pas d’envisager la possibilité pour un juif d’avoir un autre pays, une autre patrie, sans que cela implique de dénégation de ses origines et de ses liens au peuple juif. Dans un article intitulé „De la double appartenance“ 10 , écrit en 1943, et publié d’abord en anglais aux Etats-Unis, elle livre des réflexions d’une dessus le témoignage de Chestov dans „A la mémoire, d’un grand philosophe- Edmund Husserl“, paru, traduit par B. de Schloezer, dans la Revue Philosophique en 1938, après la mort de Husserl et quelques semaines après la mort de Chestov luimême. On peut le retrouver dans Léon Chestov, Spéculation et Révélation, Paris: Éditions L’Age d’Homme 1981, pp. 203-221. Quant à R. Bespaloff, „il est probable qu’[elle] ait été amené à lire Kierkegaard par Chestov“, comme le remarque Christophe Carraud dans la note 24 de ses annotations aux lettres de R. Bespaloff à Daniel Halévy (1932- 1937), dans: Conférence 19 (automne 2004), p. 570. 9 Notons que L. Chestov non seulement consacra un ouvrage à Kierkegaard (Kierkegaard et la philosophie existentielle), mais fit à Benjamin Fondane de réserves concernant les reproches faits par ce dernier au penseur danois, ainsi que de ne pas avoir senti „qu’il y a beaucoup plus de contact entre moi et Kierkegaard qu’il ne vous semble“ (cf. la lettre du 2 juin 1936 que Chestov envoya à Fondane et qui figure en annexe à La conscience malheureuse dans la réédition de 1979 aux Éditions Plasma de cet ouvrage de B. Fondane. La phrase citée se trouve à la p. 309 de cette edition). 10 Ce texte est paru sous le titre „Twofold relationship“ dans le Contemporary Jewish Record (6: pp. 244-253, 1943). Resté inédit, l’original français fut publié dans le n° 12 de la revue Conférence (printemps 2001) avec une Présentation d’Olivier Salazar-Ferrer, pp. 759-776. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 79 grande probité sur cette question; réflexions, qui, dans la mesure où je peux en juger, restent pour une large part d’actualité pour des juifs vivant en diaspora et, par conséquent, appartenant aussi à un autre pays. Bespaloff, elle-même, n’hésitait pas à tenir la France pour sa patrie spirituelle, une patrie qu’elle vivait comme irremplaçable. Un autre possible malentendu qu’il convient d’emblée de lever concerne la religion. Bien que très attachée au Dieu de la Révélation et très inspirée par ses „chers prophètes“ (nous y reviendrons), Bespaloff n’était pas une femme religieuse au sens courant du terme, autrement dit ne se sentait pas obligée de respecter les règles et de pratiquer les rites du judaïsme comme fait anthropologique. Ainsi, dans une lettre à Boris de Schloezer, peu avant sa mort, elle critique l’indifférence de Jacques Schiffrin à l’égard du peuple juif n’hésitant pas à écrire: J’affirme que l’on ne peut pas couper le peuple juif de ses origines: Abraham, Jacob, Moïse, les prophètes et que cette continuité existe, quoi qu’en dise Schiffrin, même si la religion juive ne peut plus répondre aux besoins religieux des Juifs. Après tout les religions sont des créations humaines, tout imparfaites-valables dans leur imperfection. Dieu est au-delàmais il faut passer par elles. 11 Concernant encore la question religieuse, faisons remarquer que Rachel Bespaloff non seulement reconnaît l’importance qu’a le christianisme dans la formation des juifs 12 , mais envisage aussi les relations entre judaïsme et christianisme comme des relations de complémentarité. Ce qui n’est pas sans rappeler de loin la position de Franz Rosenzweig, à cette différence près: d’après ce que nous savons, elle n’a jamais été sur le point de franchir le seuil de l’Église, autrement dit de se faire baptiser, ni non plus n’a songé à réintégrer la synagogue. Il se peut aussi qu’à l’égard de Jésus elle ne fût pas éloignée d’un Martin Buber. Celui-ci ne cachait pas que, depuis sa jeunesse, il avait ressenti Jésus comme son grand frère 13 , mot que Bespaloff a, au moins une fois, employé à propos de Jésus. Respectons, cependant, le mystère de tout un chacun. Rachel Bespaloff pouvait se tenir à distance d’une ‚croyance’ déterminée, et même passer pour ‚incroyante’, tout en retrouvant en elle-même le Dieu d’Israël. Ce qu’elle appelle de ses vœux est que l’on 11 Cf. lettre de janvier 1949, in Conférence 17 (automne 2003), pp. 563. Voir aussi la fameuse lettre de R. Bespaloff à Daniel Halévy, en réponse à la lettre envoyée par celui-ci à Josué Jéhouda qui dirigeait la Revue juive de Genève. La ‘réponse’ de Bespaloff fut d’abord publiée en forme d’article „Sur la question juive“ par la Revue juive, en juin 1938. Le double dactylographié et envoyé à D. Halévy restait inédit et est paru dans Conférence 13 (automne 2001), dans: „Lettres à Monsieur Daniel Halévy“, pp. 629-643. 12 Dans la lettre à D. Halévy, mentionnée à la note précédente, R. Bespaloff écrit à propos du christianisme (cf. p. 635): „… Aussi profonde, et essentielle est la révolution qu’il a accomplie dans l’individu - et à ce titre, le christianisme a dans notre formation spirituelle une part à peine moins grande que le judaïsme -aussi insignifiante est son action sur les collectivités nationales“. 13 Voir Martin Buber: Deux types de foi, Paris: Éditions du Cerf 1991. Maria Villela-Petit 80 procède à une clarification de cette „complémentarité“, ou, plus concrètement des rapports réciproques, que doivent entretenir le juif et le chrétien. Dans le texte déjà mentionné, „De la double appartenance“, et alors que la deuxième guerre bat son plein, elle formule en guise de souhait: C’est donc au Chrétien authentique, tourné vers une chrétienté à venir, et au Juif authentique, tourné vers une Sion future, qu’il appartient de procéder en commun à la clarification nécessaire de leurs rapports réciproques, non seulement dans le domaine spirituel mais aussi dans l’ordre matériel des réalités politiques, sociales, économiques-sur le terrain des luttes quotidiennes, de la compétiton, des convoitises. 14 Dans le domaine spirituel, Rachel Bespaloff est donc restée attachée au Dieu unique, tout en admirant beaucoup, comme nous le laissions entendre, la figure de Jésus qu’il lui arrive de nommer „l’Intercesseur“. En ce sens elle ne se prive pas de souligner et la necéssité du Christ (elle ne refuse pas ce titre à Jésus) pour faire connaître le Dieu unique à tous les hommes, et la grandeur du juif Paul qui allait l’annoncer effectivement au monde païen. Nous nous référons ici à un passage d’une lettre de Bespaloff au Père Gaston Fessard SJ, où la question d’Athènes et de Jérusalem est posée en ces termes: Comment le Grec eût-il invoqué le Dieu d’Israël, comment se fût-il adressé à lui? Il ne parlait pas la même langue. Sans le Christ il n’eût jamais trouvé d’accès à Dieu. C’est ce que Saint-Paul, avec son prodigieux génie et sa prodigieuse astuce a fort bien compris. 15 Dans la suite du passage, on voit l’accueil que Bespaloff réserve au Christ comme le Dieu de l’impuissance, qui, avant d’expirer, a pour derniers mots, cette interrogatio: „mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? “ 16 Notons encore que le titre de „Dieu impuissant“ qu’elle confère ici à Jésus Christ a d’autres occurrences dans ses écrits. On la retrouve dans son essai sur Charles Péguy, où, soulignant la nécessité de l’esprit incarné comme le seul gage de l’authenticité éthique, elle revient sur l’affirmation: „Le Dieu de la toute-puissance est devenu sur la croix le Dieu de la toute impuissance“. Et là encore en s’appuyant et en entérinant ce qu’écrit Péguy à propos 14 R. Bespaloff: „De La Double Appartenance“, dans: Conférence 12, printemps 2001, p. 775. 15 R. Bespaloff: „Lettre du 9 octobre 1941“, dans les „Lettres au Père Fessard“, d’abord publiées in Deucalion, n° 5, Neuchatel, Ed. de la Baconnière, 1955, p. 145. La correspondance de R. Bespaloff au P. G. Fessard SJ a été reproduite dans le n° 21 (automne 2005) de Conférence, précédée d’une très éclairante Présentation et annotée par le P. Michel Sales SJ, (cf. pour notre citation, pp. 647-648). 16 Voir note précédente, p. 648. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 81 d’„Œdipe, le plus grand personnage du monde 17 (antique)“, elle rapproche la source biblique de la source grecque. 18 Péguy joue un rôle considérable dans la compréhension que Rachel Bespaloff s’est faite des personnages tragiques. C’est sans doute Péguy qui lui a ouvert la voie d’un rapprochement entre Jésus et son peuple d’un côté et les héros de la poésie grecque de l’autre. Mais fermons cette parenthèse et revenons maintenant à la lettred’abord mentionnée: Rachel Bespaloff y répondait en fait à un texte du P. Gaston Fessard, dont il lui avait communiqué une copie, comme il est possible maintenant de le savoir, grâce aux annotations et la „Présentation“ du P. Michel Sales SJ, lors de la publication de la correspondance de Rachel Bespaloff à Gaston Fessard dans la revue Conférence. Pour des plus amples éclaircissements, je renvoie donc au n°21 de cette revue, ce qui me permet de laisser de côté la discussion théologique proprement dite que G. Fessard avait entamé dans l’écrit en question, pour me concentrer sur la conception que se fait Rachel Bespaloff du Dieu unique. Comme elle dit et redit, ce Dieu qui a établi une alliance avec son peuple, appelé à avoir une relation d’intimité avec lui, est le Dieu unique du genre humain, le Dieu de toutes les nations, vers lequel chaque nation doit s’élever pour le rencontrer. 19 Et ce Dieu créateur est avant tout un Dieu de justice. Or c’est cette dimension de la divinité que les prophètes ont particulièrement 17 Cf. Charles Péguy: Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne (juillet 1913) in Œuvres en prose complètes, III, édition présentée et annotée par Robert Burac, Paris: Gallimard (Pléiade) 1992, p. 1165. 18 Cf. R. Bespaloff: „L’humanisme de Péguy“, in L’amitié Charles Péguy, n° 96 (oct.-déc. 2001, p. 513. (Je remercie Monique Jutrin de m’avoir communiqué ce n° de la revue de l’Association „L’amitié Charles Péguy“.) Dans cet essai paru en français, mais d’abord à New York dans la revue Renaissance (1945) - et qui fut écrit après la publication par Ann et Julien Green d’un recueil de textes qu’ils avaient traduits en anglais (Men and Saints, 1944). R. Bespaloff cite plusieurs textes importants de Charles Péguy: L’Argent, Clio, Les Suppliants et Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, où il met souvent en rapport la source grecque et la source biblique. 19 R. Bespaloff: „De la double appartenance“, dans: Conférence, n° 12, p. 774. Le passage que nous évoquons est celui-ci: „Elles (les frontières) s’évanouiront d’elles-mêmes à la hauteur où chaque nation doit s’élever pour rencontrer le Dieu de toutes les nations. Ce n’est pas par la suppression de toutes les frontières mais par la transformation de la conscience nationale à l’intérieur des frontières que les prophètes se préparaient à combattre l’injustice“. La question que l’on pourrait poser à Bespaloff serait celle concernant la „nation“ en tant que telle. Est-ce qu’une nation dans son ensemble, voire une Église, peut-elle avoir en soi-même la capacité de surmonter toute idolâtire et de s’élever au Dieu de toutes les nations? Lorsqu’on aborde la question en termes de personne peut-on aller de la personne individuelle à la communauté nationale, sans tenir suffisamment compte du changement des plans? Une telle mise en question n’abolit pourtant pas ce que Bespaloff a entrevu, c’est-à-dire la nécéssité de l’entente, de la communication entre les nations, pour autant qu’en elles les hommes aspirent à honorer le Dieu un et juste, voire le divin dans sa pureté. Maria Villela-Petit 82 mis en évidence, et c’est surtout à l’Écriture prophétique, selon ses propres termes, que Rachel Bespaloff était sans cesse ramenée par les événements et par ses lectures, et à laquelle elle demeurera de plus en plus fidèle. Dans une lettre datée du 1er avril 1933 à Daniel Halévy, elle tissait déjà à propos des prophètes ces considérations qu’elle ne cessera d’approfondir: La politique ces derniers temps me ramène de plus en plus à mes prophètes. Eux seuls ont eu l’audace encore inégalée de parler à un peuple, non à une multitude, comme à une personne, de n’en exiger ni servilité ni adoration, mais uniquement le courage le plus rare et le plus authentique: l’équité, une difficile justesse du cœur et de l’esprit… 20 . Cinq ans plus tard, c’est-à-dire en 1938, quand la tourmente de la persécution s’aggrave et qu’elle se penche de tout son être sur la question juive, elle énonce clairement l’exigence qui habite ce qu’elle appelle ‘le judaïsme prophétique’. Voici ce qu’elle écrit: Pour autant que nous demeurons fidèle au judaïsme prophétique qui, au-dessus du vouloir des nations, érige la volonté de puissance de Dieu et tient la justice sociale pour un commandement de la foi, nous devons également répudier l’orthodoxie révolutionnaire et l’orthodoxie nationaliste. 21 Or, alors même que dans ce texte, elle laisse percer son espoir quant à la possible création d’Israël, le paragraphe, dont nous avons extrait le passage cité, se termine par une sorte d’avertissement: „Mais il n’y aura pas, pour nous, de solution féconde qui n’incorpore l’exigence prophétique à l’action politique dans la patrie reconstruite“. 22 Dans une autre lettre à D. Halévy, écrite peu après celle sur „la question juive“, elle déclare en faisant écho au titre d’un ouvrage de Thierry Maulnier, Au-delà du nationalisme (1938): „L’au-delà du nationalisme, écritelle, c’est chez Isaïe que je le trouve“. La relation que Rachel Bespaloff entretenait avec les prophètes bibliques l’aidait en effet à vivre et à penser et donc à juger l’Histoire: une Histoire que de son temps fut plus que jamais prolifique en horreurs et en atrocités, qui atteignaient directement son peuple. On n’en a un puissant témoignage dans sa lettre à Jean Wahl, datée du 8 novembre 1938, lorsqu’elle avoue: Eux seuls (les prophètes) me parlent de ce que j’ai vécu en septembre, de ce que je viens de vivre pendant ces terribles semaines de Novembre. Je puis passer de plain-pied de mon journal à Jérémie ou à Isaïe… Je sens de plus en plus que tout 20 „Lettres de R. Bespaloff à Daniel Halévy I (1932-1937)“, annotées par Christophe Carraud, dans: Conférence 19, p. 576. 21 R. Bespaloff: „Sur la question juive“, Lettre à M. Daniel Halévy, Conférence 13, p. 641 (Voir note 6). 22 Id., p. 641. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 83 doit être repensé à partir de l’événement 23 - de ce conflit de forces qui vont jusqu’au bout de leur développement en obéissant à la loi d’inertie. 24 Aux noms de Jérémie, d’Isaïe, évoqués expressément ici, il conviendrait d’ajouter bien d’autres à commencer par celui de Job, d’Osée ou encore de Michée. Rachel Bespaloff ne s’est jamais éloignée de ses chers prophètes, même lorsque hantée par la Shoah et ne pouvant faire l’expérience du Dieu vivant que dans son silence et comme l’Absent, elle osait se référer à Lui, voire L’interpeller en ces termes: „… c’est à Lui de se révéler de nouveau“ 25 . Cette ‘interpellation’ est une attestation manifeste, s’il en fallait, que l’appel de Jérusalem était vécu au plus profond de son être. Il serait pourtant tout à fait faux de croire que Rachel Bespaloff n’avait des yeux que pour Jérusalem. En cette même période, où la question juive devenait pour elle, et pour cause, un souci majeur, elle se tournait également, et de façon remarquable, du côté d’Athènes. Quand en avril 1942, avant donc son départ pour les Etats-Unis, elle envoie à Gabriel Marcel d’Hières (sur la Côte d’Azur) ses „Notes sur l’Iliade“, écrites au milieu des tracas de toute sorte qui lui en consommaient les forces, elle lui confie: Je me suis accrochée à Homère - c’était le vrai, le son, l’accent, le langage même de la vérité (sous ce rapport je considère d’ailleurs la Bible et l’Iliade comme des livres véritablement inspirésà prendre à la lettre. C’était aussi une purification, et, dans le noir, une lumière qui ne vacillait pas… 26 23 Cette position converge avec ce qu’on lit dans un texte autobiographique de Gabriel Marcel: „Déjà, de très bonne heure, à partir de la première guerre mondiale, je me suis senti de plus en plus fortement rivé à l’événement“ dans: Conférence, n° 18 (printemps 2004), p. 617. Elle est voisine de celle qu’Emmanuel Mounier exprimait dans une lettre à Jean-Marie Domenach (sept. 1949), lorsqu’il déclarait que „l’événement sera notre maître intérieur…“, en ajoutant: „L’intellectuel a mission (et même sacerdoce) de chercher la vérité, et de juger“. 24 R. Bespaloff: Lettres à Jean Wahl 1937-1947. (Voir pour plus de précisions concernant les événements auxquels elle fait allusion les notes de Monique Jutrin). 25 Nous faisons allusion à une phrase figurant dans un manuscrit de Bespaloff, dont des extraits furent publiés par Monique Jutrin dans son „Introduction“ aux Lettres à Jean Wahl" p. 19. La phrase en question, qui termine le manuscrit, est celle-ci: „Je ne dis pas que Dieu est mort-je dis que l’image que je me suis faite de lui est morte. Que c’est à Lui de se révéler de nouveau“. 26 Cf. R. Bespaloff : „Lettre à G. Marcel“, dans: Conférence, n° 18 (printemps 2004), p. 601- 602. Elle avait commencé à rédiger ses notes depuis déjà quelque temps, comme l’atteste ce passage d’une lettre qu’elle envoie le 26 mars 1940 à Daniel Halévy: „ […] tandis que vous traduisiez Euripide, je barbouillais et barbouille encore, à mes rares moments trouvés, des notes sur l’Iliade.“ (cf. Conférence, n° 20, p. 657). Sans doute y songeait-elle dès la fin 1938, puisque déjà dans une lettre à D. Halévy de cette année-là, elle met en note que sa fille (Noémie), „est enthousiaste de l’Iliade qu’elle lit dans une excellente traduction de P. Mazon. Et c’est vrai que c’est merveilleux. Les dieux comme Maria Villela-Petit 84 J’ai eu l’occasion d’aborder le „De l’Iliade“ de R. Bespaloff en parallèle avec „L’Iliade ou le poème de la force“ de Simone Weil dans une communication faite en 2004 au colloque „Albert Camus et Simone Weil“, et dont le texte est paru dans le Cahiers Simone Weil de juin 2006 27 . En vue du parallèle que j’y traçais entre ces deux remarquable écrits presque contemporains encore que celui de Simone Weil ait précédé celui de Rachel Bespaloff 28 -, j’ai tenu à faire ressortir les différences qui caractérisent l’approche même du poème chez l’une et chez l’autre. Car, tandis que Simone Weil envisage la force comme axe central du poème d’Homère, son véritable héros, Rachel Bespaloff dresse le portrait psychologique des personnages, en dessine les caractères, comme le montre la composition même de son ouvrage. Certes, j’y mettais aussi en avant la parenté spirituelle que Simone Weil voyait entre d’une part le poème et d’autre part l’Évangile et le livre de Job, et le rapprochement plus ample que, d’après Rachel Bespaloff, le poème invite à établir entre la religion de la Bible et la religion du Fatum. Enfin, je finissais en soulignant leur convergence, lorsqu’elles mettent en avant et louent l’extraordinaire équité d’Homère. Mais il est patent que Rachel Bespaloff tenait aussi à donner une réplique au rapprochement fait par Simone Weil entre l’Iliade et l’Évangile 29 , en montrant que l’on est en droit de faire remonter plus haut le rapprochement entre les deux traditions. Il existe déjà entre Homère et les prophètes. Or on sait comment ces derniers furent présents à l’enseignement de Jésus et, aussi, aux rédacteurs des Évangiles. A présent, et compte tenu du thème qui est ici le nôtre je vais surtout m’attarder sur la façon dont, dans la réflexion qui achève son texte, Bespaloff se penche sur „la source antique et la source biblique“. Quelles profondes convergences tient-elles à mettre en relief entre ces deux sources sans pour autant aucunement négliger ce qui les différencie? agents provocateurs…ils n’ont pas changé.“ (Voir Conférence, n° 13, automne 2001, pp. 660-661). 27 M. Villela-Petit: „Rachel Bespaloff, contemporaine de Simone Weil et admiratrice de Camus“, dans: Cahiers Simone Weil, t. XXIX, n° 2 (juin 2006), pp. 91-112. 28 En sachant que R. Bespaloff écrivait sur l’Iliade, Jean Grenier lui avait fait parvenir „L’Iliade ou le poème de la force“ de Simone Weil, paru dans Les Cahiers du Sud dans la livraison de décembre 1940 et janvier 1941. Cette lecture de l’essai de Simone Weil est patente quand on lit les „Notes sur l’Iliade“ de Bespaloff, comme elle-même le laisse entendre dans sa correspondance. 29 Voici les deux phrases de Simone Weil (dans son „L’Iliade ou le poème de la force“, qui ont sans doute fait réagir R. Bespaloff et auxquelles il tente de répliquer: „Mais l’esprit qui s’est transmis de l’Iliade à l’Évangile en passant par les penseurs et les poètes tragiques n’a guère franchi les limites de la civilisation grecque…“ et plus loin: „Aussi aucun texte de l’Ancien Testament ne rend-il un son comparable à celui de l’épopée grecque, sinon peut-être certaines parties du poème de Job.“ Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 85 Avant d’apporter une esquisse de réponse à une telle question, une précision s’avère incontournable, me semble-t-il. Elle a trait à la source antique. Aux yeux de Bespaloff, comme aux yeux de beaucoup d’entre nous, tout ne s’équivaut pas dans la source grecque. Mais à la différence d’une Simone Weil, Bespaloff ne manifeste aucune estime, pour le stoïcisme quel qu’en soit le représentant. Elle y voit la mauvaise pente sur laquelle glisse inéluctablement la philosophie quand elle se détourne de „l’existence non do mesticable“. Quand la philosophie grecque, écrit-elle, voudra substituer ses réponses à l’interrogation d’Homère et d’Eschyle, l’éthos tragique se transformera en stoïcisme. La morale fera taire la plainte du héros: il ne sera plus décent de gémir. 30 Un tel propos est avancé dans le cadre du parallélisme qu’elle tient justement à mettre en évidence. Car, du côté de Jérusalem, quelque chose de similaire risque toujours de survenir: „Quand, signale-t-elle, la prodigieuse inspiration de la poésie prophétique se tarit, la religion de la Bible dégénère en un fiévreux messianisme mystique“. 31 Bespaloff ne nous dit pas davantage sur cet épuisement de l’inspiration prophétique à laquelle elle songe, ni non plus sur ces périodes où des fièvres messianiques prennent le-dessus, remplaçant une véritable attente de Dieu. Dans les deux cas, cependant, l’enjeu est le tarissement de ce qu’elle tient pour essentiel, à savoir la pénétration du sens religieux et du sens poétique, qu’elle voit aussi bien chez les poètes grecs (Homère et les tragiques) et les prophètes bibliques, les uns et les autres fortement enracinés dans le concret de l’existence. C’est en tenant compte d’une telle lecture de l’histoire de son peuple que l’on peut entrevoir le peu d’estime qu’elle manifeste envers la rencontre entre le Juif et le Grec dans les deux ou trois derniers siècles précédant notre ère, comme on peut le constater lorsqu’elle écrit: „Péguy refait (…) la synthèse judéo-grecque non pas au niveau de l’alexandrinisme mais à l’altitude de la poésie homérique et de la poésie prophétique.“ 32 Ce peu de considération pour le judaïsme alexandrin, voire hellenisé n’est pas sans surprendre, d’autant que la composition des livres comme L’Ecclésiaste (Qohélet) et Le Livre de la Sagesse datent de cette époque. Ce qu’elle en pensait réellement, nous manquons d’éléments pour en avoir un aperçu plus net, car elle ne développe pas ce qu’elle entend par cet „alexandrinisme“ 33 , ni ce qui en lui ne trouve grâce à ses yeux. A partir de ses autres 30 R. Bespaloff: De l’Iliade, présenté par Monique Jutrin, Éditions Allia 2004, p. 72. 31 Id. 32 R. Bespaloff: „L’humanisme de Péguy“, dans: L’amitié Charles Péguy, p. 514. 33 De nos jours, nous disposons d’études remarquables sur le judaïsme alexandrin et ses ‘angoisses existentielles’, comme le dit Maria-Françoise Baslez en rendant compte de la Maria Villela-Petit 86 écrits, on peut simplement inférer qu’elle devait leur reprocher ce que souvent elle dénonce dans la philosophie: ses abstractions. Il n’est pas non plus inutile de remarquer que chez elle même si cela également nous interpelle et mérite d’être questionné -, le terme de ‚mystique’ est employé dans une acception toujours négative. Par ‚mystique’, elle désigne toute forme d’évasion indue de la réalité, soit par des spiritualités désincarnées, lesquelles, selon elle, ne sont que des fuites illusoires vis-à-vis du monde, de ses duretés et de sa précarité, soit par des abstractions philosophiques, qui survolent le Tout, en prétendant le ‚comprendre’ afin de le ‚dominer’ intégralement. C’est dans l’horizon de cette critique n’épargnant pas au premier chef la philosophie elle-même, qu’elle vient à soupçonner l’usage que Platon fait du mythe, lequel en tant que médiateur entre le sensible et l’intelligible, flatteraitce sont ses termes - „un espoir de main-mise sur l’âme et le Cosmos qui tente et le philosophe et le mage en Platon“. Là-dessus ainsi que sur certains points auxquels je viens de faire allusion -, je ne peux pas suivre R. Bespaloff. Elle semble ne pas avoir saisi les raisons du recours au mythe chez Platon. Au lieu d’être l’instrument d’une volonté de main-mise, comme elle le soupçonne, ce recours au récit est plutôt un aveu d’impuissance de la raison discursive, conceptuelle; autrement dit, il témoigne du nécessaire passage du logos philosophique par une médiation, lorsque ce qui est en jeu dépasse l’ordre de l’expérience naturelle. Rachel Bespaloff, elle-même, a dû ressentir un certain malaise devant le caractère hâtif de son jugement, puisque quelques lignes plus loin elle s’interroge: Mais peut-être ne faudrait-il pas exclure quelque affinité entre la méditation d’un Homère, d’un Isaïe, et la métaphysique de Platon. Le vœu d’immortalité de Socrate n’est-il pas comblé d’avance dans les pauses de contemplation de l’Iliade? Et ce Dieu qui ne flamboie pas toujours dans le Buisson ardent mais passe dans la ‚brise la plus furtive‘, n’attise-t-il pas de son souffle ‚la merveilleuse espérance‘ platonicienne? 34 Cette interrogation de Bespaloff nourrit, à son tour, la nôtre. Quels sont en effet les points d’affinité qu’elle relève entre la source antique et la source biblique? Autrement dit, qu’est-ce qui oriente la pensée de Bespaloff et porte-t-elle à se situer dans l’entre-deux d’Athènes et Jérusalem en s’assumant résolumment en tant qu’héritière de la source homérique et de la source biblique, voire de ce qu’elle nomme ‚nos sources‘? publication du „Troisième Livre des Maccabées“ en traduction française et accompagnée d’une longue et savante introduction signée par Josèphe Mélèze Modrzejewski, spécialiste de l’époque hellénistique. 34 R. Bespaloff: De l’Iliade, p. 75-76. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 87 Je mettrai d’abord en avant ce qu’elle signale dès le départ comme le don à la fois du poème d’Homère et de la Bible: de nous offrir „le contact du vrai au plus fort de nos luttes, au niveau du concret“ 35 . Au-delà de faits divers, car transcendant et immortalisant par la poésie les histoires qu’elles nous racontent, l’Iliade et la Bible nous font toucher le vrai de l’histoire, de l’existence humaine. Toutes les deux cherchent à nous dessiller les yeux quant à nos rapports illusoires et auto-trompeurs vis-à-vis de la divinité: „Le Dieu de la Bible, écrit Bespaloff, se laisse toucher, non suborner par les prières; des rites propitiatoires peuvent apaiser les Olympiens, non pas fléchir le Fatum.“ 36 Vaincus la prétention humaine et son vœu d’omnipuissance, une telle défaite laisse néanmoins subsister l’aspiration de l’homme à la justice et à l’éternité, quelle que soit la forme sous laquelle celle-ci est conçue. Les deux sources n’épargnent pas les humains; elles donnent à voir comment, dans leur insouciance ou dans leur arrogance, ils sont entraînés vers les désastres qui les accablent, et qui en même temps les intruisent, tout en laissant entrevoir à travers l’Histoire même, une transcendance qui se situe au-delà, et qui pourtant ne déprécie pas la réalité sensible, la vie terrestre. Voici des lignes admirables qui résument le mouvement de sa réflexion: Le Dieu ‚d’en-haut‘, ‚que les cieux des cieux ne peuvent contenir‘, habite avec l’homme sur la terre. L’humilité devant le réel, devant l’existence nondomesticable, voilà ce que nous enseignent les déplorations et les implorations des Tragiques, les exhortations et les lamentations des Prophètes. 37 Mais qu’est-ce qui, au milieu des bruits et des fureurs de l’Histoire, se fait entendre, avec insistance, dans la voix des uns et des autres, si ce n’est l’appel à la Justice, comme à une exigence indépassable, qui s’adresse à tous? C’est donc par souci d’une Justice à même de prendre corps sur la Terre des hommes, et qui pour croître a besoin d’un sol où être semé, que Rachel Bespaloff est amenée à introduire, à côté du versant poétique, le versant politique. Versant qu’incarne le grand législateur athénien que fut Solon. Autour de ce versant ou de cet axe politique, Bespaloff développe un réseau de considérations qui, bien qu’en rapport avec la cause de son peuple, ne la font à aucun moment perdre de vue leur dimension universelle et les correspondances qu’elle décèle entre les deux sources. Je me contenterai d’évoquer des extraits on ne peut plus significatifs: Si étrangers, si opposés l’un et l’autre que puissent nous paraître le pathos du prophète juif et l’éthos du législateur grec, l’exigence même qui leur est commune nous révèle que leurs conceptions se touchent par leurs racines. Pour tous deux, la 35 Id., p. 65. 36 Id., p. 66. 37 Id., p. 75. Maria Villela-Petit 88 justice telle que l’homme la reçoit de Dieu, ou la cultive selon son propre génie, est un fruit de la terre fécondée: elle ne saurait croître d’abord que sur le sol natal. …. Quand Osée incite les hommes à défricher le champ nouveau de la sainteté, cet appel doit s’entendre au propre autant qu’au figuré. Pour semer selon la justice et moisonner selon la miséricorde, il faut d’abord semer et moisonner tout court, ‚chaque homme sous son figuier et sous sa vigne‘. Dieu seul est le véritable propriétaire du sol natal dont le peuple n’a que l’usufruit. 38 Plus loin elle cite Solon qui, pour soutenir et vanter sa constitution devant le siège de la Justice, prend à témoin la Terre elle-même. Je n’en réproduis ici que la dernière phrase citée par Bespaloff du texte de Solon: „J’ai écrit des lois égales pour le misérable et pour l’honnête homme, réglant pour tous une justice bien droite“. Et elle ajoute: „Dans ce culte de la droiture, législateurs juifs et athéniens se rejoignen.“ Bespaloff sait que l’aspiration à un monde plus juste et plus respirable ne peut commencer à avoir un bout de réalisation que si l’on ne cède pas aux optimismes faciles des idéologies, ni aux enfermements nationalistes, et, last but not least, que si l’on ne perd pas le sens du tragique. C’est donc par un retour aux racines mêmes de la source antique et de la source biblique qu’elle conlut son texte consacré à l’Iliade d’Homère: Mais il faut remonter plus haut [que la synthèse opérée par le christianisme], jusqu’aux tragiques et à Homère, pour découvrir le fondement commun de la pensée grecque et de la pensée juive. Il y a plus d’affinités réelles entre le pessimisme robuste d’un Hésiode et la stimulante amertume d’un Osée, entre la révolte de Théognis et les apostrophes d’Habakuk, entre les lamentations de Job et les thrènes d’Eschyle, qu’entre Aristote et l’Évangile 39 . Une synthèse entre ces éléments purs n’eût pas été possible, ni désirable, d’ailleurs. Mais il y a, il y aura eu, une certaine façon de dire le vrai, de proclamer le juste, de chercher Dieu, d’honorer l’homme, qui nous a été enseigné d’abord et ne cesse de nous être enseigné à nouveau par la Bible et par Homère. 40 De cette conclusion il ressort nettement que, pour Rachel Bespaloff, la source antique, que le mot ‚Athènes‘ symbolise, est avant tout celle de la poésie épique et tragiqueil étant entendu que le premier des poètes tragiques est Homère lui-même. Quant à la source biblique, à laquelle renvoie ‚Jérusalem‘, elle est surtout celle de ses prophètes, une fois qu’elle semble ne pas accorder de grande faveur aux prescriptions rituelles dites mosaïques. Les deux sources, que les noms d’Athènes et Jérusalem désignent, vont encore se rencontrer chez elle, quoique selon un autre angle, lorsque quelques années après la rédaction et la publication de ses „Notes sur 38 Id, p. 82. 39 Impossible de ne pas rapprocher sur ce point Bespaloff de Simone Weil, chez qui l’attachement à la source grecque était tout à fait déterminant, mais qui ne ménageait pas des critiques à l’égard de l’aristotélisme de certains philosophes chrétiens. 40 R. Bespaloff: De l’Iliade, p. 85. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 89 l’Iliade“, elle reviendra sur la question du tragique, dans ses „Réflexions sur l’esprit de la tragédie“ 41 . L’occasion de ces ‚réflexions‘ lui fut fournie par un essai du poète et critique anglo-américain W. H. Auden (1907- 1973), ayant pour titre The Christian tragic hero, et qui fut d’abord publié dans „The New York Times Book Review“ (December 16, 1945). Cet essai d’Auden porte en fait sur Moby Dick de Herman Melville, qu’„à la lumière de Kierkegaard“, il essaie d’interpréter comme un héros chrétien. Or, comme on le sait, Kierkegaard, était devenu depuis les années 30, un des penseurs favoris de Rachel Bespaloff. Dans Cheminements et Carrefours, se trouvent réunis deux études qu’elle lui avait consacrées: les „Notes sur La Répétition de Kierkegaard“ (décembre 1933) et „En marge de Crainte et Tremblement de Kierkegaard“ (avril 1934). Son admiration pour Kierkegaard ne se démentira pas, comme atteste sa correspondance, où il lui arrive, en particulier, de souligner l’immense dette de Heidegger à l’égard du danois. Rachel Bespaloff a néanmoins bien vu qu’en voulant s’appuyer sur Kierkegaard, Auden dresse une sorte de frontière étanche entre le héros ancien et le héros moderne, tel qu’il a pu émerger dans l’horizon du christianisme. Ce qui d’après elle n’était que trop simplificateur. Il est probable que pendant qu’elle rédigeait ses réflexions sous forme de réplique à W. H. Auden, Bespaloff n’avait pas entre les mains „Le Reflet du tragique ancien dans le tragique moderne“ de Kierkegaard, car elle aurait pu y puiser d’autres éléments pour les opposer à la dichotomie sans nuances proposée par Auden. Je permets de formuler cette hypothèse en m’appuyant sur le fait que Bespaloff fait allusion au texte de Kierkeggard, mais ne le cite pas. Elle le connaissait pourtant assez bien, ainsi que l’atteste son allusion à Philoctète (le Philoctète de Sophocle), qui, d’après Kierkegaard, assurait justement, la transition entre l’ancien et le modern 42 . Or, Bespaloff n’y va pas par quatre chemins quand, à l’encontre d’Auden, elle affirme: „A lui seul, le Philoctète de Sophocle réfuterait l’interprétation de M. Auden. Cette œuvre a d’ailleurs considérablement gêné Kierkegaard lorsqu’il a voulu établir, entre le tragique moderne et le tragique grec, une distinction d’ordre éthique“. Et d’ajouter: „S’il existait une tragédie de la pure possibilité, ce serait assurément Philoctète. Tout y est suspendu à un cœur pur.“ 43 En dehors du cas du Philoctète de Sophocle, où viennent se briser les différenciations ou les dichotomies trop tranchées que l’on croit pouvoir établir entre l’ancien et le moderne, ce que Bespaloff n’entérine pas, c’est une com- 41 R. Bespaloff: „Réflexions sur l’esprit de la tragédie“ dans: Deucalion 2- Cahiers de Philosophie publiés sous la direction de Jean Wahl, 1947, pp. 171-193. 42 Ce que j’ai déjà souligné dans une communication faite en 2007: Maria Villela-Petit, „D’un Philoctète à l’autre“ (Sophocle, Kierkegaard, Gide, Weil, Fondane) dans: Cahiers Benjamin Fondane n° 11 (Le Théâtre de Fondane, Relecture d’Ulysse), 2008, pp. 79-96. 43 R. Bespaloff: „Réflexions sur l’esprit de la tragédie“, p. 176. Maria Villela-Petit 90 préhension du Fatum grec, voire de la fatalité qui s’opposerait à la liberté et donc à la responsabilité humaine. Par délà des différences, qu’elle ne nie pas, elle entrevoit l’unité du tragique qui traverse la discontinuité, disons épochale, entre l’ancien et le moderne. D’ailleurs, dans son texte, elle ne range sous l’épithète de ‚moderne‘ que les auteurs contemporains (Sartre, Camus) et non pas nos grands classiques: Shakespeare, Racine, Corneille, qu’elle y considérera aussi, mais comme davantage proche des anciens. Alors même qu’elle travaille encore à cet article sur le tragique, Bespaloff déclare dans une lettre du 4 juin 1946 adressée à Boris de Schlœzer, et non sans faire part aussi des doutes qui l’assaillent sur la pertinence de son propos: „Cela va d’Eschyle et de Sophocle à Sartre et Camus.“ Si l’on regarde ce texte de plus près on voit qu’un des premiers soucis de Bespaloff est de souligner les points de convergence qui relient nos classiques et les classiques grecs et qui les éloignent de la révolte des contemporains, pour qui, toute ouverture, fût-ce tacite, vers un au-delà est abolie. Le partage chez elle n’est donc pas le même que chez Auden. D’un côté, il y a la révolte mais encore autre chose qui la dépasse, que l’on soit ‘ancien’ ou ‘chrétien’, de l’autre il y a une révolte, qui prisonnière d’un orgueil sans issue aboutit à une impasse. Il aurait fallu pouvoir citer là-dessus de longs extraits. Je me limiterai à deux passages, où l’esprit de Bespaloff se manifeste avec toute la passion qui l’anime: Alors qu’elle vient d’évoquer la révolte des héros ‘classiques’, elle écrit: Mais au-delà de cette révolte il y a pour Eschyle l’amour d’une justice plus belle, et pour Sophocle la bénédiction mystérieuse que la mort d’Œdipe versera sur Athènes; il y a pour Racine la sérénité retrouvée d’Andromaque, et pour Shakespeare le renoncement de Prospéro. Cet ‚au-delà‘, il est vrai, n’est évoqué dans la tragédie qu’à titre de possibilité. Cela suffit pour distribuer autrement les lumières et les ombres, pour que la vérité garde son oscillation entre le mystère et l’absurde. 44 Et après avoir contrasté les anciens et les classiques aux contemporains, elle dresse le diagnostic suivant: La présomption que d’Homère aux Tragiques, de la Bible à l’Évangile, de Saint Augustin à Montaigne, de Pascal à Kierkegaard, poètes et prophètes, philosophes et saints ont diversement combattue, n’a plus d’adversaire, ni même d’interlocuteur. L’essence du tragique moderne [contemporain] tient peut-être dans cette minute d’effroi où l’orgueil se trournant contre lui-même s’aperçoit qu’il est désarmé. 45 Cette dernière phrase semble être écrite en écho au Malentendu d’Albert Camus, un des auteurs contemporains préférés de Bespaloff, chez qui elle 44 Id., p. 182. 45 Id., p. 183. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 91 voyait la persistance de l’esprit tragique. Cet esprit tragique, Rachel Bespaloff va désormais surtout le penser dans son antagonisme avec la foi, encore qu’il s’agisse d’„un antagonisme, écrit-elle, qui n’exclut pas les affinités“. Et elle ajoute: Le croyant ne peut gagner une nouvelle terre et un nouveau ciel qu’il n’ait erré dans le monde sans Dieu de la tragédie où la vérité n’est pas révélée mais mise à nu dans le déchirement de la catastrophe. D’autre part, la pensée tragique se heurte toujours au silence de Dieu. C’est admettre, qu’elle se réfère encore à Dieu comme absent ou inaccessible. Et enfin, religion et représentation tragique nous proposent l’une et l’autre, soit au moyen de la poésie, soit au moyen de la liturgie, une participation au sacrifice. Ce n’est donc pas en s’ignorant, c’est en se mesurant et en s’affrontant l’un l’autre que l’esprit de la tragédie et la foi parviennent à leur vérité. 46 Mais cette opposition même entre le tragique et la foi revient également à dire que l’esprit tragique peut subsister en l’absence d’une ouverture quelconque vers une transcendance, puisqu’en dernière analyse, c’est de la seule vérité poétique qu’il dépend. En assumant une telle perspective, Bespaloff reconnaît la valeur de ses contemporains, Sartre et Camus 47 . Cependant, en se fixant désormais sur le contraste de la foi avec l’esprit tragique, fût-ce pour répondre aux simplifications de l’article d’Auden, elle se penche surtout sur la révolte humaine devant la souffrance avec le sentiment d’absurde qu’elle est suceptible d’éveiller. Ce faisant, elle recouvre d’une part d’ombre cet élancement de l’esprit vers une transcendance, vers un ‚au-delà‘ de Justice, qui, dans son texte sur l’Iliade, lui permettait de mettre au jour les convergences entre les tragiques grecs et les prophètes bibliques. Cela ne l’empêcha pas de demeurer jusqu’au bout ancrée dans l’‚entredeux‘ de Jérusalem et Athènes, même si elle subissait de plus en plus dans son existence la tragique épreuve du silence du Dieu de ses pères. Postface Dans cette courte postface, je tiens à évoquer deux questions laissées en marge de l’étude présentée ci-dessus. La première concerne le contraste entre la position de Rachel Bespaloff et celle de Martin Heidegger lorsqu’ils rapprochent la poésie de la prophétie. On sait que dans son essai sur le poème Andenken (Souvenir) de Hölderlin, Heidegger affirme le caractère prophétique des vrais poètes, en prenant aussitôt soin d’exclure tout rapprochement possible entre ce qu’il entend par prophétisme à propos du poème de 46 Id., p. 183sq. 47 Sur la lecture, non exempte de critique, que fait R. Bespaloff de Sartre et de Camus, un autre travail serait nécessaire. Maria Villela-Petit 92 Hölderlin et le prophétisme judéo-chrétien. Voici le passage qui nous importe ici: Mais les poètes ne peuvent dire ce qui, avant leur poésie et pour elle, est le poème, qu’en disant ce qui, préalable à tout réel, leur ouvre le chemin: ce qui vient. Leur parole est celle de la prédiction au sens rigoureux de propheteuein. Les poètes quand ils sont dans leur être, sont prophétiques. Mais ce ne sont pas des ‚prophètes‘ au sens judéo-chrétien de ce mot. Les ‚prophètes‘ de ces religions ne s’en tiennent pas à cette unique prédiction de la parole primordiale du Sacré. Ils annoncent aussitôt le dieu vers lequel on comptera ensuite comme sur la sûre garantie du salut dans la béatitude supra-terrestre. Qu’on ne défigure pas la poésie de Hölderlin avec le ‚religieux‘ de la ‚religion‘ qui demeure l’affaire de la façon romaine d’interpréter les rapports entre les hommes et les dieux. 48 La tentation serait grande de commenter longuement ce passage. Nous nous contetenterons de faire remarquer: 1) le refus du sens judéo-chrétien du mot ‚prophète‘, que Heidegger met pour ainsi dire à distance de lui, comme si un tel sens lui était tout à fait ‚étranger‘, et, qui plus est, à Hölderlin aussi. Mais comment imaginer que le mot prophète soit parvenu à Heidegger autrement que par l’intermédiaire de la Bible? C’est le refus, ou mieux, la dénégation de cette ‚origine‘ et de son enracinement dans un contexte judéo-chrétien qui sont audibles dans ce que Heidegger affirme de façon péremptoire afin de privilégier cet autre Sacré, qui serait le sacré grec dans sa ‚pureté’. ‚Pureté‘ qu’il cherche à renforcer en la gardant de toute contamination ‚hébraïque’ qui pourrait venir la souiller. 2) Il faut également d’après lui que l’on se purifie de „la façon romaine d’interpréter les rapports entre les hommes et les dieux“. Et par cette mise en accusation de la „façon romaine“, on aura vite compris que sont en cause aussi bien la Rome antique que la Rome catholique, dont Heidegger a pris la ferme décision de s’éloigner. Tout cela, est-il besoin d’insister, porte davantage sur le „cheminement personnel“(et ses ‘tournants’) de l’homme Heidegger que sur les „choses elles-mêmes“… La seconde et plus décisive question, qui surgit en marge de ce que nous avons écrit, concerne la position assez originale de Rachel Bespaloff par rapport à celles d’autres penseurs juifs au sujet de Jérusalem et Athènes. J’avais en commençant mentionné l’alternative posée par Chestov dans son ouvrage Athènes et Jérusalem-Un essai de philosophie religieuse. Cette alternative concernait d’une part la philosophie et de l’autre la Révélation. Quoique d’une façon très différente, c’est encore en vue de l’opposition entre philosophie et foi révélée que Leo Strauss abordera le conflit de Jérusalem et d’Athènes, dans son effort réitéré de penser le théologico-politique. 48 M. Heidegger: „Andenken“,dans: Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung, Frankfurt-am- Main, V. Klostermann 1951/ trad. fr. par Jean Launay, in Approches de Hölderlin, Paris: Gallimard 1962, pp. 145sq. Rachel Bespaloff: entre Athènes et Jérusalem 93 Dans le texte issu des conférences faites au Franck Cohen Memorial de la City University College of New York, texte justement intitulé „Jérusalem et Athènes-Réflexions Préliminaires“, Leo Strauss poursuit une analyse des premiers chapitres de la Genèse qu’il comparera ensuite avec les écrits d’Hésiode, la Théogonie et Les Travaux et les Jours. A propos de la Genèse, il souligne d’abord que le premier récit de la création n’attribue aucun caractère divin aux astres et aux cieux, mais fait au contraire ressortir la supériorité des êtres vivants avant de distinguer parmi eux le dernier vivant créé, celui qui est au-dessus des autres et en a pour ainsi dire a la garde de la création: l’homme. Il est intéressant de noter qu’à la différence de Léon Chestov, Leo Strauss n’oppose pas l’arbre de la connaissance à l’arbre de vie 49 . Bien entendu l’arbre de la connaissance, dont il est question dans la Bible, est d’abord l’arbre de la connaissance du bien et du mal et non pas de la Wissenschaft au sens le plus large du terme, c’est-à-dire de la connaissance philosophico-scientifique. Dans la suite de son texte, soutenant la position des Anciens contre les Modernes, et ce à la différence de celui qui inspira sa propre réflexion, à savoir Hermann Cohen, Leo Strauss, qui ne cache pas son admiration pour Platon, le plus grand parmi les philosophes, vient à rapprocher, tout en les différenciant, Socrate et les prophètes, autrement dit Jérusalem et Athènes. La réflexion de Leo Strauss envisage ainsi les convergences et les distances entre les deux attitudes (celle de la philosophie et celle de la Révélation, ou celle de la raison et de la foi) sur les plans théologique et éthique. Or, bien qu’accueillant les deux sources, malgré des réserves considérables à l’égard du saavoir philosophique, Rachel Bespaloff ne les aborda pas sous le même angle que Leo Strauss. Tout en tenant Dieu pour le Dieu créateur de la Bible, elle ne se soucia pas de la Genèse et de l’opposition que l’on peut établir entre ses récits de la création et les récits théogoniques. Sans nier les différences qui subsistent entre les deux sources, et sans chercher à en construire une synthèse philosophique, les convergences, les rapprochements qu’elle établit entre les deux sources ont un rayon limité, mais non moins profond. Ils tournent autour de notre aspiration à la Justice. Elle a compris que du côté d’Athènes, c’était chez les poètes que l’on pouvait entendre le cri des hommes, leur protestation contre les injustices du sort, et que du côté de Jérusalem, c’était surtout à travers la parole des prophètes que l’on pouvait entendre le jugement de Dieu sur les actions des hommes et Sa réponse aux appels des malheureux. S’appuyant sur les poètes grecs et 49 Cf. Leo Strauss, „Jérusalemn et Athènes-réflexions Préliminaires“ dans: Études de Philosophie Politique platonicienne, trad. de l’anglais par Thomas Sedeyn, Intoduction de Thomas Pangle, Berlin 1992. A la page 232, on lit: „Dans presque tous les cas, la parole de Dieu telle qu’elle fut révéléee à Ses prophètes et spécialement à Moïse devint la source de la connaissance du bien et du mal, le véritable arbre de la connaissance qui est en même temps l’arbre de la vie.“ Maria Villela-Petit 94 sur les prophètes hébreux, elle put ainsi demeurer dans l’entre-deux d’Athènes et de Jérusalem sans se sentir obligée de préférer l’une des deux cités antiques, comme le faisaient et le font toujours, au prix de quelques apories, bien d’autres penseurs … Ricardo Nirenberg Simone Weil: médiation et universalité Sur les pages à suivre, je propose de condenser la vocation et la pensée de Simone Weil en deux mots: „médiation“ et „universalité“. Quand nous disons „médiation“ et Simone Weil du même souffle, il est évident qu’il est principalement question de la „médiation“ entre l’homme et Dieu. Mais il faut aller bien plus loin car rien de moins que la notion la plus générale de „médiation“ n’intéresse Simone. Pour commencer, il conviendra donc d’en donner une définition selon la rigueur de la logique ainsi que quelques exemples pour l’illustrer. Une chose quelconque x sert de moyenne entre deux extrêmes a et b lorsqu’elle se situe entre a et b, dans quelque ordre à déterminer, et en plus, il-y-a une relation entre x et a qui est la même que celle entre b et x. Différents choix de relation fournissent différentes possibilités pour la moyenne. Posons par exemple: soit a = Léopold II roi des Belges, et b = Herr von Stolz, entrepreneur à Berlin. Posons moyenne x = un diplomate Suisse assez ami de von Stolz et de Léopold. Ici la relation est celle d’assez d’amitié qui, en faisant d’intermédiaire, facilite pour von Stolz les opportunités de razzias d’esclaves ou du pillage d’ivoire au Congo. Pour donner un autre exemple: soient a et b les deux rivages d’un fleuve, et x le pont qui permet de le traverser. C’est la contigüité solide, le toucher, qui compte ici comme relation. Et pour finir un dernier exemple: soient a et b des nombres réels, alors on dit que x est la moyenne arithmétique entre a et b si les différences x — a et b — x sont égales. On dit que x est la moyenne géométrique entre a et b si les quotients x/ a et b/ x sont égales. Ces dernières relations sont précises, définies par les deux opérations, somme et multiplication. Il convient ici de signaler ce que la médiation n’est pas. Ce n’est pas une façon de faire ressortir l’un des deux, a et b, ou de faire valoir l’un au détriment de l’autre. Ce n’est pas non plus une sorte d’Aufhebung hégélienne où a et b disparaissent quand x apparait. Non: a et b sont toujours là, et x garde la même relation avec a et avec b. Simone Weil a beaucoup écrit sur la moyenne géométrique; elle en était obsédée, obsession qu’elle partageait avec les anciens pythagoriciens. La vieille légende selon laquelle les pythagoriciens auraient voulu cacher leur honte après la découverte qu’il n’y a point de nombre rationnel qui soit la moyenne géométrique entre 1 et 2 (en d’autres mots, qu’il n’y a pas de fraction entière dont le carré soit égal à 2) est à considérer - Simone l’affirme - Ricardo Nirenberg 96 comme fausse. Tout au contraire, écrit-elle, les pythagoriciens se réjouissaient du fait que dans le triangle rectangle l’altitude tirée sur l’hypoténuse soit la moyenne géométrique entre les deux segments, donc que la moyenne géométrique entre deux quantités quelconques existe toujours. Pour Simone, cette ancienne découverte mathématique fut la plus glorieuse, la plus profonde de l’histoire, car elle préfigurait l’avènement du Christ, moyenne entre l’homme et Dieu. Cet effort pour faire du Christ une figure pythagoricienne donc foncièrement grecque n’est pas isolé; il n’est qu’un épisode dans la campagne de Simone pour marquer une rupture totale entre le Nouveau et l’Ancien Testament, entre Chrétien et Juif. Nous savons: pour elle, l’Iliade autant que Platon, le Dionysos grec, l’Osiris égyptien et même le Bhagavad- Gitâ, sont „baignés de lumière chrétienne“, mais une complète obscurité en cet égard règne sur la Torah. 1 Toutefois, il y a dans son appropriation du pythagorisme une forme toute spéciale d’ironie historique. Car aux temps de la lutte acharnée entre christianisme et paganisme, les textes pythagoriciens avaient été célébrés et imposés—par l’empereur Julien notamment — comme antidote contre les évangiles chrétiens: Iamblichus contre Luc et Matthieu. D’ennemi du Christ le pythagorisme en devient, Simone moyennant, le précurseur. L’appropriation du pythagorisme par l’exégèse religieuse possède une longue histoire ayant un côté presque comique. Philon, le juif d’Alexandrie (Philo Iudaeus ou Philo Alexandrinus), justifiait la création du monde en six jours dans la Genèse par le fait que six est le premier nombre „parfait“, notion pythagoricienne qui signifie que la somme des facteurs de 6, à savoir 1, 2 et 3, donne précisément 6. Le nombre parfait suivant est 28, égal à 1 + 2 + 4 + 7 + 14. Et puis, 496 et 8128 — en effet, il y a une infinité de nombres parfaits, mais les grecs n’en connaissaient que ces quatre. Combien des chercheurs païens, chrétiens, juifs, et plus tard mahométans ont cherché partout les significations qui pourraient se rattacher au 28, au 496 et au 8128! Les néoplatoniciens médiévaux, le cardinal Cusanus dans sa Docta Ignorantia, Jean Scot Érigène et combien d’autres encore. Mais autant que je sache, avant Simone Weil, la seule femme à avoir regardé et vécu l’arithmétique et la géométrie, la musique et l’astronomie — le quadrivium — comme témoignage du Christ ce fut Hrosvit (aussi Hrosvitha ou Roswitha von Gandersheim), religieuse bénédictine du 10 ème siècle, qui, dans une pièce de théâtre de sa plume, faisait dire au moine Paphnuce (dont se souviendront certainement tous ceux ayant lu le roman Thaïs d’Anatole France): „Car mieux nous savons par quelle loi admirable Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre de toutes choses, plus nous brûlons d’amour pour lui.“ 2 1 Simone Weil: „Autobiographie spirituelle [= Première lettre au Père Perrin, 1942] “, dans: Œuvres, Paris: Gallimard (Quarto) 1999, pp. 767-780, p. 772. 2 Hrosvita [von Gandersheim]/ Charles Magnin: De la comédie au dixième siècle [suivi de Paphnuce et Thaïs], dans: Revue des Deux Mondes 20, 1839, 441-480, p. 466. Simone Weil: médiation et universalité 97 Pour une religieuse, cette façon de parler sur les mathématiques était remarquable au 10 e siècle, mais elle est d’autant plus remarquable au 20 e siècle face à l’abîme creusé entre la foi et les sciences. Simone Weil est si intéressante comme „penseur“, je crois, justement par son attitude représentant la coexistence quasi unique d’un esprit épris de rigueur dans les idées et d’un cœur brûlant d’amour pour Dieu. Il ne faut jamais oublier que le frère ainé de Simone, André, était un mathématicien insigne, que la relation entre frère et sœur s’avérait particulièrement intime et que Simone s’intéressait toujours non seulement aux travaux de son frère, mais aussi à la recherche scientifique en général. Une religiosité spinoziste, un amor intellectualis Dei, n’est pas si rare chez les scientistes, mais de nos jours nous n’y trouvons presque jamais une religiosité considérant les dogmes et les sacrements comme fondamentaux, une religiosité pour laquelle les mots „intelligence“ et „amour“ puissent aller si naturellement et constamment ensemble comme c’était le cas pour Simone Weil. Et justement, sa notion de „médiation“ est située au carrefour de l’intelligence et de l’amour. Or, les mathématiques sont médiatrices en plusieurs sens: d’abord, dans le sens déjà indiqué, comme méditation - grecque et moderne - sur la moyenne géométrique entre l’unité et les nombres, à savoir sur les problèmes du continu et les nombres réels; puis, à proprement parler, dans le sens platonicien comme expérience et propédeutique se situant dans le metaxú, à mi-hauteur entre les choses du monde sensible et le ciel des formes. Et encore, l’infinité des nombres est vue par Platon - notamment dans le Philèbe 16C-17A - comme médiation entre l’Un et l’Illimité, tò hén et tà ápeira. Plus que nul autre, le mysticisme mathématique de Platon a influencé Simone. C’est justement le mysticisme du metaxú, de la médiation, qui fut encore développé, plus tard, par le néoplatonisme en multipliant et en différentiant les niveaux jusqu’à l’infini, d’où ce mysticisme passa au Christianisme et à l’Islam, ainsi qu’à la Cabbale, et jusqu’à Emerson, notamment dans ses essais The Oversoul et Circles. Les mathématiciens et les logiciens connaissent bien cette multiplication et différentiation des niveaux jusqu’à l’infini: c’est une condition du métier. Stefan Banach, illustre mathématicien polonais, disait: Un mathématicien est une personne qui peut trouver des analogies entre théorèmes; un mathématicien meilleur peut trouver des analogies entre démonstrations, et le mieux c’est celui qui peut trouver des analogies entre théories. On peut imaginer que le mathématicien suprême serait celui qui trouverait des analogies entre analogies. 3 3 Stanislaw M. Ulam: The Scottish Book: a Collection of Problems, Los Alamos 1957/ S.M. Ulam et al.: Analogies between Analogies: the mathematical reports of S.M. Ulam and his Los Alamos collabrators, Univeristy of California Press 1995, p. 513. Ricardo Nirenberg 98 De plus, depuis Georg Cantor, nous sommes placés devant les nombres ordinaux et les différents niveaux de l’infini, inimaginables et au-delà du vertige. À travers son frère, Simone était au courant de toutes ces idées. Elle avait assisté aux premières sessions de Bourbaki, société semi-secrète fondée en 1934 par André Weil, Henri Cartan, Jean Dieudonné et autres; elle avait entendu leurs discussions. Eh bien, le but des Bourbakistes était de décrire les structures fondamentales des mathématiques en se plaçant sur le plan de la généralité la plus haute possible. Ce fut aussi le but de la vie de Simone, si au lieu de „décrire les structures fondamentales des mathématiques“ nous substituons le mot „aimer“: Notre amour [écrit-elle au Père Perrin le 26 mai 1942] doit avoir la même étendue à travers tout l’espace, la même égalité dans toutes les portions de l’espace, que la lumière même du soleil. Le Christ nous a prescrit de parvenir à la perfection de notre Père céleste en imitant cette distribution indiscriminée de la lumière. Notre intelligence aussi doit avoir cette complète impartialité. 4 Tout d’abord, il faut noter l’insistance avec laquelle amour et intelligence sont toujours cités ensemble chez elle. Et puis, de toute évidence une telle unité s’avère une impossibilité, tant du côté de l’amour que du côté de l’intelligence. Cette impartialité exigée et dans l’amour et dans la connaissance est à proprement dire monstrueuse, démesurée, car incompatible avec notre condition humaine finie qui renvoie à une situation dans l’espace et dans le temps, qui désigne ainsi un enracinement. Simone le savait bien, tout en changeant le fameux credo quia impossibile de Tertullien en un hoc faciamus, quia impossibile est. De nos jours, dit-elle, la sainteté doit avoir ce caractère „catholique“, c’est-à-dire, d’amour et d’intelligence universels, absolument libre de tout nationalisme et même de tout égoïsme, de toute préférence personnelle. Cela nous amène à une comparaison qui peut paraître osée: Albert Schweitzer - philosophe lui aussi et théologien protestant qui fut un défenseur de la raison à une époque où la mode existentielle la méprisait - me semble le seul parmi les contemporains dont l’attitude permet d’être rapproché de celle de Simone. Suppression de l’absorption dans le moi et de l’empire de l’Un, donc, pour accéder au Tout, à l’universel. Libération des racines pour monter jusqu’au soleil. Mais Simone l’atteint-elle? Réussit-elle à bâtir un pont, c’est dire une médiation, sur cet abîme? Or, le texte le plus fondamental de la pensée médiatique est le Philèbe de Platon. Simone a écrit sur les profondeurs inépuisables d’un passage particulièrement difficile du Philèbe (16C- 17A), dans lequel Socrate parle de l’importance suprême de ne passer jamais directement de l’Un à l’Infini ou l’Illimité - ou vice-versa - sans passer d’abord à travers le Nombre. Et il parle avec désapprobation des jeunes gens 4 S. Weil: „Dernières pensées [= Deuxième lettre au Père Perrin, Casablanca, 14 mai 1942]“, dans: Œuvres, pp. 781-789, p. 786. Simone Weil: médiation et universalité 99 qui, dans leur enthousiasme, mettaient l’Illimité directement après l’Un, en évitant tout ce qui est entre le Deux, c’est-à-dire le Nombre - Metà dè tò hèn ápeira euthús: tà dè mésa autoùs ekfeúgei. Socrate s’explique plus tard (17B et 18B-C) en donnant comme exemple de cette médiation du nombre les sons articulés du langage et leurs variétés. Eh bien, juste avant cela (dans 16A), dans un bref passage, Socrate a dit des jeunes gens qui faisaient des discours sur l’Un et l’Illimité à tout venant, sans passer par le Nombre, qu’ils n’épargnaient leurs propos à aucun être humain qui se trouvait là, et pas seulement aux êtres humains, voyez-vous, mais même aux autres animaux, car ils n’épargnaient point un étranger (epéi barbáron ge oudenós àn feísato), si seulement ils pouvaient trouver un interprète. Si j’étais Derrida, je mettrais tout de suite le cap sur le fait indubitable que faire l’interprète (hermenéus) c’est une modalité de la médiation, et qu’ici donc Platon voulait jouer avec cet autre sens encore du mot „médiation“, à savoir, l’herméneutique. Mais moi, je m’arrêterai sur ceci: être un barbare, quelqu’un qui ne parlait pas le Grec, était (apparemment) l’équivalent d’être classé parmi „les autres animaux“, les bêtes. Simone, cependant, ne dit rien sur ce sujet. Peut-être n’aurait-elle pas remarqué ces quelques lignes? Ce n’est pas croyable. Elle se voulait lectrice rigoureuse. En effet, nous lisons dans la biographie de Pétrement: Elle était sévère pour les écrivains, et parfois une seule parole ou une seule action d’un écrivain lui suffisait pour regarder toute son œuvre avec méfiance. Nous avons dès cette époque discutée sur Pascal. Tout en admirant certains de ses paroles, elle lui reprochait d’avoir dit quelque part que sans les miracles on ne serait pas obligé de croire. Elle ne pardonnait pas à Virgile d’avoir supprimé l’éloge de Gallus dans l’une de ses Géorgiques, quand Gallus fut tombé en disgrâce et se fut donné la mort. Elle pardonnait difficilement à Racine d’avoir été trop bon courtisan. 5 Je m’incline plutôt à croire qu’elle était, malgré sa volonté d’universalité, aveugle à toute évidence contraire à son parti pris. Son parti pris était ceci: que les Grecs, les très grands Grecs comme Platon ou Socrate, étaient libres de la maladie honteuse qui sévissait chez les Hébreux, c’est à dire la maladie de se considérer complètement séparés des autres peuplades, de se croire choisis par Dieu, et supérieurs. C’est peut-être une fatalité: les êtres qui poursuivent l’impossible universalité ont toujours un angle mort. Chez Simone, ce fut le judaïsme. Les exemples de son antipathie pour tout ce qui est juif, pour ne pas dire de son antisémitisme, sont bien connus. Dans Simone Weil telle que nous l’avons connue, le P. Perrin écrit: „Israël était vraiment la citadelle de toutes ses opposi- 5 Simone Pétrement, La vie de Simone Weil I, Fayard, 1973, p. 106. Ricardo Nirenberg 100 tions, le nœud de toutes ses résistances“ 6 . La lettre de Simone à Jean Wahl d’octobre 1942 contient ce morceau remarquable relatif aux juifs et à la notion fondamentale de médiation: Je crois que cette pensée est la vérité, et qu’elle a besoin d’être exprimée a travers la seule chose à peu près bonne que nous ayons en propre, à savoir la science. Cela fait d’autant moins de difficulté qu’elle est elle-même l’origine de la science. Il y a quelques textes qui indiquent avec certitude que la géométrie grecque a son origine dans une pensée religieuse: et il semble bien qu’il s’agisse d’une pensée proche du christianisme presque jusqu’à l’identité. Quant aux Juifs, je pense que Moïse a connu cette sagesse et l’a refusée, parce que, comme Maurras, il concevait la religion comme un simple instrument de grandeur nationale. 7 Et faisant exception du livre de Job, de la plupart des Psaumes, du Cantique des Cantiques, des Livres sapientiaux et de certains des petits prophètes, elle conclut: „Presque tout le reste de l’Ancien Testament est un tissu d’horreurs.“ 8 Les Juifs auraient donc trahi la vérité à deux reprises - Moïse refusant l’antique sagesse de la médiation dont déjà les Égyptiens, insiste Simone, avaient été des véritables adeptes, et puis son peuple refusant bien plus tard cette sagesse de la bouche de Jésus. Donc double faute historique — et ajoutons: unique, car aucun autre peuple n’a jamais refusé la pensée de la médiation de façon si persistante. Moïse l’Egyptien aurait donc refusé l’idée de médiation! Alors, quelle était l’idée égyptienne de médiation? La réponse s’avère simple: le pharaon était le médiateur entre les dieux et les hommes. 9 Or dans le livre de l’Exode, Moïse lui-même devient le médiateur entre les Hébreux et Iahvé. Pourquoi Simone croyait-elle que Moïse n’avait pas su être un médiateur aussi efficace que le pharaon? Cela me rappelle une vieille histoire pythagoricienne. Les nombres carrés se moquaient des autres parce que leur moyenne géométrique avec l’unité est un nombre comme eux, tandis que pour les autres c’est un irrationnel. Et puis une autre histoire un peu plus moderne. Les ponts de Paris se disputaient sur qui d’eux était la vraie médiation entre les deux rives; le pont Alexandre III condamnait le pont des Arts parce que celui-ci ne laissait passer que les piétons. Certes, ce type de médiateur fut aboli dans la loi mosaïque, pour le mieux ou, comme Simone semble en penser, pour le pire. Toutefois, Moïse mourut et ne ressuscita pas, ne laissant derrière lui que sa Torah, tandis que le pharaon était toujours renouvelé, toujours vivant et puissant. Du reste, la difficulté de vivre dans 6 Joseph Marie Perrin/ Gustave Thibon: Simone Weil telle que nous l’avons connue, Paris: La Colombe 1952, p. 69. 7 S. Weil: „Lettre à Jean Wahl, octobre 1942“ 8 Id. 9 Voir par exemple: Eric Voegelin: Israel and Revelation, La Baton rouge: Luisiana State Univ. Press, 1956. Simone Weil: médiation et universalité 101 l’immédiateté avec la transcendance de Dieu sans aucun médiateur situé dans l’espace et dans le temps, a été remarquée maintes fois. C’est un lieu commun, et Job lui-même se lamentait (XXIII, 8-9): Si je vais à l’orient, il n’y est pas, et à l’occident, je ne l’aperçois pas; au nord je l’ai cherché et je ne l’ai point vu, je reviens au midi et ne le vois pas d’avantage! Combien plus facile aurait-il été pour Job si un puissant médiateur à Thèbes ou à Memphis, à Babylone ou à Balbek, avait pris son cas pour intercéder entre lui et Dieu — comme le diplomate Suisse dans notre exemple cité au début le fit entre von Stolz et le Roi des Belges! Eric Voegelin, chez qui on trouve cité cet exemple, était, tout comme Simone, platonisant, réfugié du nazisme et convaincu de la supériorité du Christianisme sur les autres religions. Il regardait le judaïsme postérieur au Christ comme une triste erreur superstitieuse. Tout de même, son opinion au sujet de la médiation était à l’opposé de celle de Simone: Souvent il n’est pas suffisamment compris jusqu’à quel point Israël et le Christianisme étaient engagés dans la même bataille, pas l’un contre l’autre, mais contre la culture religieuse de Babylone… qui cherchait, a toutes reprises, d’adoucir la relation entre l’homme et le dieu transcendant par l’introduction ou la réintroduction des êtres médiatiques. 10 Il faut ajouter que le Christianisme catholique qui attirait Simone est, de toutes les variétés, la plus adonnée à la médiation. Dans le Catholicisme, on prie à un saint ou une sainte qui s’agenouillent devant la Madone, qui va quêter son fils, qui, à son tour, intercède auprès Dieu le Père. De même, en mathématiques, on peut avoir n’importe quel nombre d’intermédiaires qui font les moyennes géométriques entre deux nombres donnés. Par exemple, 2 et 4 sont les moyennes entre 1 et 8, car 2 et le double de 1, 4 est le double de 2, et 8 et le double de 4. Voulez-vous en avoir d’avantage? Prenez alors 1, √2, 2, 2√2, 4, 4√2, 8: c’est une succession de cinq médiateurs entre 1 et 8. Et ainsi de suite. En mathématiques, les médiations abondent; mais seraient-elles un secours dans la nuit obscure de l’âme? Ironiser à ce sujet serait facile mais inepte; j’ai déjà remarqué que le pythagorisme a un élément comique. Il faut chercher à comprendre comment, et jusqu’à quel point la notion et l’expérience de médiation étaient fondamentales pour Simone, et, chose encore plus difficile pour nous, aliénés qui nous sommes de l’amour intellectuel de Dieu de Spinoza, séduits et déformés depuis longtemps par la réaction contre les Lumières et la pensée existentielle, chercher à comprendre comment et jusqu’à quel point amour et intelligence font un chez Simone. Dans la lettre à P. Perrin appelée Autobiographie spirituelle on peut lire: 10 Id., p. 37 [traduction R.N.]. Ricardo Nirenberg 102 Par exemple je me suis toujours interdit de penser à une vie future, mais j’ai toujours cru que l’instant de la mort est la norme et le but de la vie. Je pensais que pour ceux qui vivent comme il convient, c’est l’instant où pour une fraction infinitésimale du temps la vérité pure, nue, certaine, éternelle entre dans l’âme. Je peux dire que jamais je n’ai désiré pour moi un autre bien. 11 L’instant de la mort, c’est le pont, la médiation entre l’ici-bas et l’au-delà. Et c’est, en effet, le bien des âmes vraiment intellectuelles: la vérité pure, nue, certaine, éternelle. C’est le bien d’un Aristote. Qu’importe si cette vérité est vécue pendant une éternité ou seulement pour quelque fraction de seconde? Dans le conte de Borges El milagro secreto (1944) un écrivain juif de Prague, Jaromir Hladík, meurt fusillé par les nazis; le temps qui prennent les balles pour traverser l’espace entre les mitrailleuses et lui (une fraction de seconde) est vécu par l’écrivain comme une année entière pendant laquelle il termine par cœur, dans son esprit, l’œuvre qui — ainsi l’espérait-il — le justifierait. Mais aux yeux de qui serait-il justifié? De personne, car le miracle — l’œuvre! — restera secret. Ni même aux yeux de Dieu, à moins d’entendre par ce mot la vérité pure, nue, certaine et éternelle; la vérité de Hladík est finalement perçue par lui seul et pour lui seul. Mais, pour finir, retournons à Simone et à sa vérité, telle qu’elle pourrait l’avoir perçue aux derniers moments de sa vie, et que nous ne pouvons même pas entrevoir — tout en restant incapables de la passer sous silence. Aurait-elle, in extremis, réussi à trouver une médiation entre son moi et le tout, entre Simone et l’humanité, ce qui devrait entrainer, non pas des découvertes dans la théorie des nombres, mais un renoncement à son antisémitisme? Aurait-elle pardonné à sa grande mère ce mot haineux mais hélas si vulgaire et répandu: „Je préfère te voir morte que mariée à un goï“? La volonté de Simone de se donner aux autres, d’aimer comme brille le soleil, sans préférences ni nationalismes d’aucune espèce, est — comme nous l’avons déjà dit — démesurée et monstrueuse. Dans les religions primitives la sainteté avait le sens du monstre sacré, de ce qui est hors normes, hors commerce, et qui provoque la crainte et la stupeur. Si nous envisageons la vie et l’œuvre de Simone Weil dans ce sens religieux plus primitif, plus sauvage, alors elle apparaît sous l’aspect de l’Ehrfurcht (pour employer un mot allemand) qui nous prend aussi quand nous envisageons Jésus de Nazareth, Paul de Tarse, Spinoza, Heine, Marx, Freud ou Wittgenstein, autant de personnes issues d’un milieu juif et possédés par une volonté d’universalisme farouche. 11 S. Weil: „Autobiographie spirituelle“, p. 768. Manuela Nunes David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif au 16 e siècle et son reflet littéraire Si la quête d’un État juif dans la pensée et les littératures germanophones ou francophones a son début vers la fin du 19 e siècle, avec l’avènement du sionisme à la suite de l’affaire Dreyfus, le rêve d’un retour en Palestine se maintient entre les communautés juives depuis la Seconde diaspora. Il est évoqué chaque année à la fin du seder de Pessah avec le souhait suivant: „L’an prochain à Jérusalem“ . Toutefois il s’agit d’un rêve religieux dont la concrétisation est ajournée jusqu’à l’arrivée lointaine du Messie. Ce rêve messianique est réactivé dans des situations particulièrement tragiques, comme à la suite de l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et de leur conversion forcée au Portugal, en 1497. Il a pour conséquence l’intensification des mouvements messianiques parmi les Juifs d’Europe et les marranes, pendant la première moitié du 16 e siècle. 1 Dans la suite, il sera question d’un épisode historique plutôt marginal du 16 e siècle, qui a pourtant laissé des traces profondes dans la mémoire culturelle des Juifs jusqu’au 20 e siècle, précisément parce qu’il permet de trouver des précurseurs du sionisme trois siècles avant le projet politique de Theodor Herzl. Il n’est donc pas encore question de la quête de normes et de valeurs laïques donnant lieu à une identité juive au-delà d’une tradition religieuse mais, au contraire, d’une tentative prématurée de transformer une promesse ou un désir religieux en un projet politique. Le but de cet exposé est donc de chercher à comprendre pourquoi l’aventurier qui fut le protagoniste de cette histoire a réussi à exercer une telle influence sur ses contemporains et aussi à stimuler l’imagination de plusieurs écrivains de l’entre-deux-guerres et de la fin du 20 e siècle. 1 Cf. Gerschom G. Scholem: Major Trends in Jewish Mysticism, New York: Schocken Books, 1961, 244-47, et David B. Ruderman: „Hope against hope: Jewish and Christian messianic expectations in the late Middle Ages“, dans: Avraham Grossman, Aharon Mirsky, Josef Kaplan (ed.): Exile and Diaspora. Studies in the History of the Jewish People presented to Haim Beinart, Jerusalem: Ben-Zvi Institute, 1991, 185-202. Manuela Nunes 104 En 1996, Marek Halter (né en 1936) a publié un roman historique intitulé Le Messie, où il raconte l’histoire de David Reübeni. 2 Déjà en 1983, dans le roman La Mémoire d’Abraham, cet auteur juif d’origine polonaise, qui écrit en français, avait mentionné ce personnage mystérieux. 3 Il s’agit d’un Juif qui arrive à Venise à la fin de 1523. Dans son journal de voyage, un manuscrit en hébreu découvert en 1848 dans la bibliothèque du collectionneur Khaïm Michaël, puis intégré dans la Bodleian Library à Oxford, 4 il affirme: Je suis David, fils du roi Salomon. Mon frère, le roi Joseph, est plus grand que moi. Il trône dans le désert de Habor, régnant sur trente myriades d’hommes issus des tribus de Gad, Ruben et de la demi tribu de Manassé. 5 Il tiendrait son nom de la tribu que l’on croyait disparue de Ruben: David Reübeni. Son origine n’a jamais été déchiffrée: on ne sait pas s’il était ashkénaze ou sépharade, s’il venait du Yémen ou de l’Europe Centrale. 6 Il a certainement connu la chronique de Benjamin de Tudela, le célèbre voyageur du 12 e siècle. 7 Comme l’affirme le rabbin Harboun „l’entreprise de Reübeni comporte deux moments distincts: messianique et historique“. 8 Pour achever sa mission messianique, il entreprit plusieurs démarches politiques. Il affirmait que sa mission en Europe était de soumettre au Pape Clément VII, et aux rois chrétiens, un pacte militaire judéo-chrétien pour repousser ensemble les Turcs de la Terre Sainte, où son frère, le roi Joseph, voulait établir un règne juif. Comme contrepartie, le Vatican exercerait le contrôle sur les 2 Marek Halter: Le Messie, Paris, Laffont, 1996 - désormais cité dans le texte (Halter: 1996). 3 M. Halter: La Mémoire d’Abraham, Paris, Laffont, 1983, pp. 369-372. 4 Le manuscrit de la Bodleian Library a disparu. Cependant, il existe un fac-similé exécuté par J. Cohen en 1867 et une copie en caractères allemands, qui fut acheté par l’école rabbinique de Breslau. Toutes les éditions ultérieures sont basées sur ces deux documents. La version en hébreu a été éditée par Aeskoly en 1940. Il en existe des traductions en allemand, en yiddish, en anglais et en italien. La traduction française, utilisée ici, a été publiée par Haïm Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle: David Reübeni, Aix-en-Provence, Editions Massoreth, 1989. 5 H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, p. 99. 6 Sur David Reübeni et Diogo Pires, alias Shelomo Molcho, cf. Heinrich Graetz: Geschichte der Juden von den ältesten Zeiten bis auf die Gegenwart, Vol. 9: Geschichte der Juden von der Verbannung der Juden aus Spanien und Portugal (1494) bis zur dauernden Ansiedlung der Marranen in Holland (1618), Berlin: Arani, 1998, reprint de l’édition de 1907,pp. 217-244; A. Z. Aeskoly: „David Reubeni in the Light of History“, dans: The Jewish Quarterly Review 28, 1937-38, pp. 1-45; E. Birnbaum: „David Reubeni’s Indian Origin“, dans: Historia Judaica 20, 1958,pp. 3-30; H. Haboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, pp. 7-93; Lea Sestieri: David Reubeni. Un ebreo d’Arabia in missione segreta nell’Europa del ’500, Genève: Casa Editrice Marietti, 1991, pp. 9-77; Elias Lipiner: O sapateiro de Trancoso e o alfaiate de Setúbal, Rio de Janeiro: Imago, 1993, pp. 318-346. 7 Cf. H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, 87-90; Aeskoly, op. cit., p. 18. 8 H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, p. 8. David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif 105 lieux sacrés de Jérusalem, et le roi du Portugal reprendrait la suprématie du commerce avec les Indes, que les musulmans avaient mis en danger. David Reübeni était, certainement, un personnage charismatique et doué du pouvoir de convaincre, puisqu’il a réussi à conquérir des sympathisants non seulement au sein de la communauté juive mais aussi parmi la hiérarchie ecclésiastique de Rome. Il a même obtenu du Pape Clément VII une lettre de recommandation pour le roi du Portugal. Entre 1525 et 1527, Reübeni se trouve donc au Portugal, où le roi Jean III le reçoit avec une bienveillance inusitée. 9 La présence de „l’ambassadeur“ juif a provoqué une profonde agitation au sein la communauté crypto-juive portugaise, parmi laquelle régnaient l’insécurité et la peur, dues aux efforts de Jean III pour introduire l’Inquisition au Portugal. A l’exemple de son père Manuel I, qui avait ordonné la conversion en masse forcée des Juifs portugais en 1497, le roi Jean donne justement le dernier coup de grâce au pacte tacite qui, pendant tout le moyen âge, subsistait entre les Juifs et les rois, dont ils étaient les sujets et qui les protégeaient. 10 C’est à ce moment là qu’entre en scène un autre personnage historique, Diogo Pires. Dans les livres de la Chancellerie de D. Manuel I et de D. Jo-o III, il figure comme secrétaire ou greffier du Tribunal du Roi. 11 Dans son enfance, il avait été, comme tant d’autres, soumis à la conversion forcée. Apparemment sous l’influence de la présence de David Reübeni, Diogo se reconvertit au judaïsme de ses aïeux et entreprit de se circoncire lui-même, en prenant le nom Shlomo Molcho - l’Ange de Salomon. La reconversion d’un fonctionnaire de la couronne a dû provoquer un énorme scandale, dont la propagande en faveur de l’instauration de l’Inquisition au Portugal a été utilisée. Cet éclat fut le dernier épisode d’une série d’incidents résultant de la profonde agitation causée par la présence de Reübeni parmi les anussim ou marranes portugais et espagnols. 12 Reübeni, qui dans son journal ne montre d’ailleurs aucune sympathie pour le Portugais, 13 s’est vu forcé à quitter le Portugal en conséquence de ces évènements. Selon David Ruderman, Diogo Pires, alias Shlomo Molcho, est devenu le plus illustre prophète 9 H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, pp. 61-65. 10 Cf. Yosef Hayim Yerushalmi: „‘Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs‘. Sur quelques aspects de l’histoire politique des Juifs“, dans: Raisons Politiques, n° 7, 2002, pp. 28-40. 11 E. Lipiner: O sapateiro de Trancoso e o alfaiate de Setúbal, p. 322. 12 Cf. H. Graetz: Geschichte der Juden, pp. 227-8. 13 H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, p. 220: „La nuit, je reçus une visite insolite; le scribe du roi, qui s’est fait circoncire en cachette, était là, en face de moi. Il vit clandestinement dans une cachette de marranes. La colère s’empara de moi, et je lui dis: ‚As-tu conscience de ce que tu as provoqué? Va, pour ton bien, à Jérusalem et quitte la juridiction du roi, sinon tu seras brûlé sur le bûcher.‘ Il partit sans rien dire.“ Manuela Nunes 106 messianique d’origine marrane. 14 Lui aussi a quitté le Portugal vers l’Orient, où il a vécu pendant plusieurs années: à Saloniki et en terre d’Israël, alors sous la domination ottomane. Plus tard, il est allé en Italie, où, à Rome, il a été reçu par le Pape Clément VII, comme Reübeni, qu’il a retrouvé à Ferrara ou à Mantoue en 1530. Molcho a essayé d’empêcher l’établissement de l’Inquisition au Portugal et, en conséquence, il a subi les persécutions des représentants de la couronne portugaise auprès du Saint Siège et surtout de l’empereur Charles V, le frère de Catherine, épouse du roi D. Jo-o III, c’est-àdire la reine du Portugal, qui soutenait le parti de ceux qui voulaient l’Inquisition à tout prix, même contre la volonté du Pape. 15 Selon la légende, Clément VII a réussi à sauver Molcho de la mort sur le bûcher, à laquelle l’Inquisition l’avait condamné, en sacrifiant un criminel à sa place. 16 Même si la fin était honorable, on ne peut que s’étonner du moyen choisi par le Pape. Pourtant, Molcho n’échappa point à la mort par le feu, puisque l’empereur Charles V, qu’il est allé trouver à Ratisbonne en 1532, ensemble avec Reübeni, afin de convaincre l’empereur de laisser les Juifs combattre les Turcs, les fit mettre tous les deux en prison. Molcho a été brûlé à Mantoue le 7 Novembre 1532, 17 David Reübeni renvoyé en Espagne, où il est mort dans un autodafé en 1538. Les historiens n’ont toujours pas pu se mettre d’accord sur le lieu de son supplice. 18 14 Cf. D. Rudermann: „Hope against hope“, p. 199. Sur la pensée de Molcho cf. aussi Vladimir Sadek: „Solomon Molcho (C. 1500-1532) and his teachings“, dans: Judaica Bohemiae, 20, 1984, pp. 84-96; R. J. Zwi Werblowsky: „R. Joseph Caro, Solomon Molcho, Don Joseph Nasi“, dans: Haim Beinart (ed.) Moreshet Sepharad: The Sephardi Legacy, Vol. 2, Jerusalem, The Magnes Press, The Hebrew University, 1992, pp. 179-191, pp. 187- 189. 15 L’Inquisition ne fut établie définitivement au Portugal que sous le Pape suivant, Paul III, en 1536. 16 Cf. Lea Sestieri: „Un papa in crisi e due visionari ebrei (1525-1532), Clemente VII, David Rëubeni e Shelomo Molko“, dans: F. Israel, A. M. Rabello, Am M. Somekh (ed.): Hebraica, Miscellanea di Studi in Onore di Sergio J. Sierra per il suo 75º Compleanno, Torino, Istituto di Studi Ebraici, 1998, pp. 503-516. 17 H. Graetz: Geschichte der Juden, p. 243; H. Harboun : Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, p. 83; E. Lipiner: O sapateiro de Trancoso e o alfaiate de Setúbal, p. 330. 18 H. Graetz: Geschichte der Juden, p. 243, suppose qu’il a été empoisonné dans une prison espagnole, tandis que A. Rodriguez-Moniño: „Les Judaïsants à Badajoz de 1493 à 1599“, dans: Revue des Études Juives, 115, 1956, pp. 73-86, pp. 75 et 81, affirme qu’il est mort sur le bûcher à Badajoz em 1538; Cecil Roth: „Le martyre de David Reubeni“, dans: Revue des Études Juives, 116, 1957, pp. 93-95, p. 94, croit qu’il est qu’il est mort en 1542 dans un autodafé au Portugal, à Évora; I. R. Révah, „David Reubeni exécuté en Espagne en 1538“, dans: Revue des Études Juives, 117, 1958, pp. 128-135, p. 135, appuie l’hypothese de Badajoz ou Lherena; H. Harboun: Les Voyageurs juifs du XVI e siècle, p. 83, suppose qu’il périt dans les geôles de l’Inquisition espagnole; plus réçemment, Lipiner: O sapateiro de Trancoso e o alfaiate de Setúbal, p. 338, avance des arguments convaincants pour la thèse qu’il fut brûlé à Lherena en 1538. David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif 107 Au cours de la deuxième décennie du vingtième siècle, 19 la fiction littéraire s’est emparée de ces deux personnages dont les destins avaient été si entrelacés, en projetant sur eux les questions, les doutes et les espoirs de l’actualité, et en donnant plus de relief à l’un ou à l’autre, selon les points de vue que l’on veut souligner, comme on verra par la suite. En 1925, l’écrivain autrichien sioniste Max Brod (1884-1968) publie un roman ayant pour titre Reübeni, Fürst der Juden (Reübeni, prince des Juifs); la même année, la pièce de théâtre d’Edmond Fleg (1874-1963), Le Juif du Pape, dont le héros est Molcho, est éditée. En 1928-29, l’auteur israélien d’origine lithuanienne Aaron Abraham Kabak (1883-1944) s’occupe, lui aussi, de ce personnage, dans une œuvre intitulée Shelomo Molho, considérée comme le premier roman historique en hébreu, qui a été traduit en anglais. 20 Il est assez connu que Fleg, le plus âgé des auteurs ci-dessus mentionnés, a vécu consciemment l’affaire Dreyfus, qui bouleversa la société française entre 1894 et 1906 et qui, selon Jacques Eladan, a été à l’origine de plusieurs „expériences significatives de retour vers la judéité ou vers l’orthodoxie juive“. 21 Cet auteur souligne pourtant que le rapprochement progressif de Fleg avec le judaïsme, auquel il avait tourné le dos dans sa jeunesse, se fit non seulement sous l’impression causée par l’affaire Dreyfus mais aussi sous l’influence des trois premiers congrès sionistes (1897-1899) et de l’auteur anglais Israël Zangwill (1864-1926), qu’il admirait profondément. D’ailleurs Zangwill, lui aussi, avait dédié quelques paragraphes aux personnages de Reübeni et de Molcho dans son œuvre Dreamers of the Ghetto (1898), qu’il considérait non seulement comme des précurseurs du messie turc Sabbataï Tsevi mais aussi comme des exemples de l’atmosphère messianique qui régnait vers la fin du 16 e siècle. 22 L’expérience apocalyptique de la Grande Guerre, à laquelle Fleg avait participé comme volontaire, et la vague d’antisémitisme qui, à la suite de celle-ci, s’est répandue en France et surtout en Allemagne - un pays dont l’auteur d’origine suisse entretemps devenu français avait étudié la culture et qu’il admirait profondément - ont certainement contribué au choix du thème de la pièce intitulée Le Juif du Pape, que l’on peut lire comme un appel 19 Sur l’épanouissement culturel juif des années ving en France et en Allemagne, cf. Nadia Malinovitch: „Le ‚Réveil Juif‘ en France et en Allemagne: Éléments de comparaison en manière d’introduction“, dans: Archives Juives, 39, 1, 2006, pp. 4-8. 20 Cf. Manuela Nunes: „Ein portugiesischer Jude im Spiegel der Literatur: Diogo Pires, alias Shelomo Molcho“, dans: Werner Frick, Fabian Lampart, Bernadette Malinowski (ed.): Literatur im Spiel der Zeichen. Festschrift für Hans Vilmar Geppert, Tübingen, Francke, 2006, pp. 329-346. 21 Cf. Jacques Ela“dan: „Retour sans régression“, dans: Cahiers du Cerij, 10, Le Retour: Rêves et Réalités, 2 ème sem. 2001-1 er sem. 2002, www.cerij.org/ cerij10regression.html (25.10.2005). 22 Cf. la traduction française: Israel Zangwill: Les rêveurs du Ghetto, Paris, Editions Complexe, 1994, pp. 127-128. Manuela Nunes 108 à l’entente entre Juifs et Chrétiens. 23 Eladan, déjà cité plus haut, souligne que „malgré ses sympathies pour le judaïsme réformé et pour le sionisme, il n’a jamais privilégié un courant par rapport à d’autres. […]. C’est pourquoi Fleg est devenu le symbole du judaïsme dialogal à l’intérieur du monde Juif et d’Israël comme il fut l’incarnation de la symbiose judéo-française“. 24 Cela explique pourquoi Fleg concentre son attention sur Molcho, en ignorant complètement la figure plus radicale de David Reübeni. Dans la préface, l’auteur remarque: Au milieu d’une Europe en guerre, un Pape et un Juif refont ensemble le rêve éternel de la Paix du Monde. Ils ont contre eux l’Empereur et le Roi, le Ghetto et l’Inquisition. Le Juif sauve le Pape, le Pape sauve le Juif; mais la Paix n’est pas sauvée. Et ils se séparent, dans l’attente du siècle meilleur qui donnera enfin à leur songe les contours d’une réalité (Fleg: 1958, p. 7). La pièce de théâtre se centre sur la rencontre entre le Pape Clément VII et le mystique portugais. A la suite d’une prophétie qui s’accomplit, celui-ci arrive à gagner la confiance du Pape et (contrairement aux faits historiques) il devient son médecin. Il obtient de Clément VII des privilèges pour les Juifs de Rome et, dans le dialogue central du deuxième acte, il propose au Pape une alliance entre Moïse et Jésus pour chasser les Turcs, qui viennent de conquérir la Hongrie, et pour conquérir ensemble la Terre Sainte (Fleg: 1958, p. 97-8). Il s’agit d’une suggestion qui ressemble au projet que Reübeni avait présenté au roi du Portugal, puisque lui aussi faisait l’apologie d’une alliance militaire judéo-chrétienne. Cependant, l’argumentation de Molcho auprès du Pape s’appuie plutôt sur des arguments messianiques. Pour lui, les signes de l’avènement du Messie, comme par exemple la découverte des douze tribus perdues d’Israël, dont Reübeni parlait, s’accumulent, et la possibilité même d’une alliance entre les Juifs et les Chrétiens afin de „Délivrer le Précepte et l’Hostie, / La tombe de Moïse et de Jésus! “ (Fleg: 1958, p. 98) - comme il le dit - en est la preuve. Dans l’essai mentionné ci-dessous „Hope against Hope: Jewish and Christian Messianic Expectations in the Late Middle Ages“, David Ruderman montre l’influence réciproque entre le messianisme juif et le millénarisme chrétien à l’époque de la Renaissance, une influence due particulièrement aux marranes, dont Shlomo Molcho est l’exemple le plus célèbre. Bien qu’amical, le débat entre Molcho et Clément VII ne confirme pas l’espoir d’une concrétisation imminente du rêve multiséculaire d’harmonie œcuménique qui, cependant, jadis comme aujourd’hui, exclut les musulmans. Les opinions divergentes restent irréductibles. Fleg a recours à 23 Edmond Fleg: Le Juif du Pape. Pièce en trois actes et onze tableaux. La Maison du Bon Dieu. Comédie en trois actes, édition définitive, Paris, Albin Michel, 1958 [ 1 1925], pp. 13-156 - désormais cité dans le texte (Fleg: 1958). 24 Cf. J. Éladan: „Retour sans régression“. David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif 109 l’intervention du personnage mythique du Juif errant - selon lui un exemple des „libertés que l’historien accorde au poète“ (Fleg : 1958, p. 8) - pour présenter une synthèse: Chacun veut savoir si j’ai vu le Messie, / Ou si je cherche encor celui des prophéties… / Et maintenant, tous deux vous attendez, / […] / Toi, qu’il vienne, / […] Et toi, qu’il revienne… / Mais c’est la même paix que vous lui demandez; / Et vos deux mains, qu’il revienne ou qu’il vienne, / Vers le même amour, vous les lui tendez! / Qu’importe donc? De l’une ou de l’autre rive, / Faites qu’il arrive, / Faites qu’il arrive! (Fleg 1958: 194). Dans une lettre adressée à Ernst Bloch en 1919, Fleg écrivait: „Je reste messianiste, mais je ne crois pas que le royaume du Messie commence demain.“ 25 L’ajournement de l’avènement ou du retour du Messie est symbolisé par le fait que le bref moment d’harmonie pendant lequel Molcho et le Pape exhortent, presqu’à l’unisson, à la paix, est interrompu par un malaise soudain du Pape, que le parti de l’Inquisition, qui déplore sa politique de paix et son amitié avec le juif, avait essayé d’empoisonner. À la légende qui affirme que le Pape a sauvé Molcho du bûcher, Fleg ajoute un épisode purement fictionnel où le médecin portugais sauve le Pape. Il souligne ainsi la réciprocité entre les personnages du drame et renforce la légitimité des positions respectives. De plus, il établit des parallèles entre la haine que les deux personnages principaux suscitent chez leurs coreligionnaires. De la même façon que l’Inquisiteur et l’Empereur conspirent pour emprisonner le Pape, qui ne recouvre sa liberté qu’après avoir fait semblant de céder à la condamnation de Molcho, qu’il sauvera cependant en sacrifiant son double, celui-ci subit l’anathème de la communauté juive orthodoxe de Rome, qui craint que la victoire des Chrétiens sur l’armée ottomane ne conduise à la recrudescence des persécutions contre les Juifs. La scène dans laquelle Molcho est condamné par ses coreligionnaires, qui le livrent à l’Inquisition, a des ressemblances avec le cas de Gabriel ou Uriel da Costa, un autre marrane portugais célèbre reconvertit au judaïsme, que la Synagogue d’Amsterdam a condamné, et dont Fleg a pu lire l’histoire dans l’œuvre Dreamers of the Ghetto, d’Israël Zangwill. 26 Comme il ne pouvait pas en être autrement, les rêves messianiques et millénaristes des Juifs comme ceux des Chrétiens échouent, mais les deux idéalistes se séparent lors d’un dialogue où l’espoir subsiste. Le Pape prend congé de Molcho avec ces mots: Restons unis tous deux et tous deux solitaires, / Pour voyager ensemble, il faut nous séparer! “ Molcho, qui est emporté par le Juif errant, répond (Fleg: 1958, p. 156): „Marchons donc vers ce jour que l’ombre balbutie, / Jour futur, dont le pré- 25 André E. Elbaz (ed.): Correspondance d’Edmond Fleg pendant l’Affaire Dreyfus, Paris: Librairie A. G. Nizet 1976, p. 172. 26 Cf. I. Zangwill: Les rêveurs du Ghetto, pp. 79-124. Manuela Nunes 110 sent se souvient: / Chaque heure de la nuit en fait la prophétie / Car la nuit la plus noire est une aube qui vient! (Fleg: 1958, p. 155). Si l’appel à une „entente cordiale“ entre Juifs et Chrétiens en territoire européen semblait encore possible dans les années vingt, son impossibilité devient évidente après la Deuxième guerre mondiale. Dans la note de l’auteur à la fin de son roman paru en 1996, déjà mentionné, Le Messie, Marek Halter avoue la fascination que „l’énigmatique figure de David Reübeni“ exerce sur lui et il en donne les raisons: Dès mes premières lectures relatives à son époque, je ressentis un curieux sentiment de déjà-vu. Comme si ce seizième siècle me renvoyait constamment au vingtième. Oui, son siècle a été, comme le nôtre, marqué par une apothéose culturelle, artistique et scientifique sans équivalent - mais aussi par un déchaînement de barbarie inconnu jusqu’alors. L’Inquisition a anéanti le judaïsme séfarade au nom de la purification religieuse. Quatre siècles plus tard, la Shoah anéantissait le judaïsme ashkénaze au nom de la pureté raciale. Ces deux tragédies ont été suivies d’une résurgence de la conscience nationale juive. Le seizième et le vingtième siècle auront eu en commun d’avoir vu se multiplier les conflits fratricides et d’avoir assisté à une avancée surprenante de l’Islam. (Halter: 1996, p. 468) Par conséquent, Halter valorise le personnage du guerrier et politicien David Reübeni au détriment du mystique Shlomo Molcho. Pour l’auteur d’origine polonaise, qui d’ailleurs suit de près le journal de Reübeni dans son roman, Molcho est le responsable de l’échec de l’entreprise entamée par le Prince de Habor. Sur ce point, Halter diffère de l’historien Heinrich Graetz qui affirme que Reübeni a été l’esprit malin de Molcho, 27 une opinion partagée par le romancier Max Brod qui, tout en attribuant le déclin de Reübeni à l’influence de Molcho, accorde cependant la primauté au mystique d’origine portugaise et lui concède la supériorité morale. 28 Dans le roman de Halter, Reübeni conserve son caractère inébranlable et reste le politicien pragmatique capable de s’adapter aux virements du destin et à la réalité politique. Malgré plusieurs interventions malheureuses de Molcho, 29 les efforts de Reübeni sont couronnés de succès à Ratisbonne. Mais au moment où l’Empereur Charles V finit de signer un pacte par lequel il s’engage à armer les juifs d’Europe et nomme „le prince David de Chabor le commandant en chef de la flotte et de l’armée qui aurait à en découdre 27 Cf. H. Graetz: Geschichte der Juden, p. 243. 28 Sur le roman de Max Brod, cf. Manuela Nunes: „Rëubeni am Hofe von D. Jo-o III - Anmerkungen zu Max Brods Roman“, dans: Runa 26, 1996, pp. 489-498. 29 Molcho commence par compromettre Reübeni avec sa conversion: c’est à cause du scandale provoqué par celle-ci que Reübeni est obligé de quitter le Portugal lorsque sa mission semblait toucher au but (Halter: 1996, pp. 272sqq.); à Bâle Molcho avait choqué les Juifs ashkénazes avec son intervention intempestive dans la synagogue (Halter: 1996, p. 410); à Venise, il n’est pas capable de comprendre le danger qui guette Reübeni (Halter: 1996, pp. 389-90). David Reübeni et Shlomo Molcho ou le rêve d’un état territorial juif 111 avec Soleiman“, pacte qui prévoit même la possibilité d’une intervention de l’Empereur en soutien au prince et à son frère le roi de Chabor, l’enthousiasme téméraire de Molcho lui fait pousser une exclamation dont les conséquences seront funestes: „L’Empereur de l’Europe a rejoint l’Envoyé de Dieu! […] L’Empereur de l’Europe retourne à la vraie foi: par le Roi, par David, il revient à Moïse! Vive Charles Quint dans la splendeur de son shabbat! “ Pétrifié, David Reübeni s’écrie: „C’est de la folie! “ (Halter: 1996, p. 424). Mais il ne réussi pas à apaiser la colère de l’empereur qui les fait mettre aux fers. Le dialogue que les deux personnages entretiennent en prison montre que l’homme du désert considère le délire messianique du Portugais comme une folie dangereuse qui a condamné le peuple juif à „continuer à errer entre bannissement et exil pendant des siècles“ (Halter: 1996, p. 434). Lorsque Molcho donne à la mort imminente des deux Juifs l’interprétation d’un sacrifice capable de racheter les péchés du peuple juif, qui sera absous par leur martyre, une interprétation où l’influence de la théologie chrétienne est clairement discernable, Reübeni ne peut plus contrôler sa colère et s’écrie: Cesse tes balivernes! Notre mort ne rachètera rien car elle n’a rien à racheter! C’est elle qui blasphème et qui pèche contre Dieu! ‘C’est la vie que tu choisiras’, dit l’Éternel. Oui, c’est à cause de ton délire que l’infortune où nous voici a pris le pas sur le triomphe. À cause de ta maudite langue, oui, que l’échec a enveloppé le succès. Tais-toi, et prie (Halter: 1996, p. 438). Il est donc logique que Marek Halter - contrairement à ce qu’avait fait Edmond Fleg - attribue au messianiste portugais la responsabilité de sa propre mort. Après avoir été sauvé par le Pape, Shlomo s’échappe du Vatican et fait des discours passionnés dans les rues de Rome. Il s’acharne à croire que Reübeni est le Messie et veut le sauver. Le résultat de cette intervention est encore une fois funeste. Avant que les soldats du Vatican ne puissent le sauver, il est saisi par les bourreaux de l’Inquisition qui l’emmènent à Mantoue, où il sera brûlé. Il ne meurt donc pas en tant que martyr, comme dans le roman de Max Brod, mais en conséquence de sa folie. La dernière intervention publique de Molcho entraîne aussi des répercussions politiques néfastes: la réputation du Pape, qui a sacrifié un „innocent“ pour sauver un „renégat“, est compromise; Luther accuse Clément VII d’être „le pape des Juifs“; la lutte à l’intérieur de l’Église entre le Vatican et l’Inquisition, jusqu’alors maintenue secrète, devient publique. L’Inquisition en sort victorieuse et sera bientôt instaurée au Portugal (Halter: 1996, p. 457). À l’instar de la fiction développée par Edmond Fleg, la fin du roman de Marek Halter diffère, elle aussi, du récit historique. Mais tandis que Fleg sauve le personnage mystique, Halter laisse David Reübeni, l’homme d’action, survivre: Manuela Nunes 112 Charles Quint, jugeant qu’il ne fallait point que le rêve de l’homme du désert disparût à jamais dans les caves de l’Inquisition, avait décidé d’aller tirer le prince juif de sa geôle de Mantoue. Non pas en vue de le conduire au cachot de Badajos, en Espagne, mais afin de le faire embarquer sur un navire en partance pour la Terre sainte, cette Terre d’Israël dont il était le héraut… (Halter: 1996, p. 466). Dans le roman de l’auteur qui a connu la shoah, David Reübeni prend les contours, en quelque sorte dépourvus de critique, d’un héros: le défenseur inconditionnel de la liberté du peuple juif, le combattant infatigable pour la conquête d’un état territorial pour ce peuple, dans lequel Halter avoue voir un précurseur d’un autre David, David ben Gourion, qui, quatre siècles plus tard, a contribué d’une manière décisive à la création d’un l’état juif en terre d’Israël. Saskia S. Wiedner La nouvelle génération d’écrivains juifs - l’image d’Israël dans les romans de Marc Weitzmann I. Fraternité Francis Beskonetchny, un scientifique et spécialiste en biotechnologie qui travaille à New York, doit retourner à Paris, le lieu de son enfance, pour rencontrer son frère et pour y régler des affaires. Le roman Fraternité 1 de Marc Weitzmann s’ouvre par un tour de Paris en taxi, un tour qui évoque le passé de son protagoniste. Loin d’y retrouver le doux souvenir d’une enfance heureuse, Francis ne ressent que de la haine envers son passé, envers le lieu de son enfance et envers tous ceux qui y habitent toujours: „L’oncle Shura, qui était le cousin germain de mon père, et moi-même avons haï cet endroit de façon radicale, pense Francis, moi sur le mode de la haine et lui sur celui du mépris […]” (F, 11). Francis revient en un lieu „tout de suite détesté” (F, 11). La haine est le rapport à la fois prédominant et préféré du protagoniste au monde. Ainsi, la négativité, attitude fondamentale de Francis et de son oncle, les mène à un sentiment de complicité né de la conviction d’être différents du reste de la famille. C’est dans ce sens qu’il faut lire la devise tiré des Essais de Montaigne „Nie-moi quelque chose afin que nous soyons deux“ que l’auteur met en exergue de son roman dont le titre Fraternité évoque le plus exigeant des trois principes de la Révolution et de la République françaises, à savoir la vie en communauté harmonieuse. Mais le sujet du roman est celui d’une grande désillusion: dès les premières phrases, les relations entre les individus s’avèrent problématiques, sur le plan de la vie privée comme sur le plan politique et idéologique. Francis déteste non seulement retourner chez sa famille et y retrouver son frère qui doit l’aider à éviter des déboires financiers, mais en outre il déteste retourner dans une France étalant les plaies d’un socialisme raté, des plaies qui prouvent qu’elle a perdu depuis longtemps son aura de Terre promise. 1 Marc Weitzmann: Fraternité, Paris, Denoël 2006 - désormais cité dans le texte (F.). Saskia S. Wiedner 114 Ainsi, le récit de Francis fait allusion à un des textes fondateurs du mouvement sioniste, le roman Altneuland. Theodor Herzl y développe l’utopie d’une société paternaliste et juste, une utopie étatique sans doute inspiré des écrits du socialisme utopique du 19 e siècle. Or, Fraternité produit une inversion du sujet du roman de Herzl: il décrit une réalité qui pourrait être lue comme une antithèse d’Altneuland. Animé par l’antisémitisme qui, vers la fin du 19 e siècle en France avait atteint son premier point culminant lors de l’affaire Dreyfus, Herzl traduisit le rêve d’un retour en Terre promise en ce projet d’une communauté fraternelle à créer en Palestine. Weitzmann, par contre, nous montre un personnage dont le sentiment de haine a été provoqué par sa déception à l’égard de toute forme de „fraternité mensongère” (F, 12) à savoir la famille et les idéologies ayant marqué la politique française des deux dernières décennies du 20 e siècle. C’est notamment le mitterrandisme qui a laissé ses traces visibles dans les banlieues de la métropole. De retour à Paris, la haine et la méfiance de Francis portent sur une topographie mensongère dont les noms des rues, des places et des boulevards - comme „carrefour de l’humanité”, „boulevard Lénine” (F, 12), „esplanade de la Libération” (F, 17) - évoquent „la terreur, la stase et l’ennui” (F, 12) de cette époque. Rappelant l’idéal socialiste longtemps propagé par Mitterrand lui-même, 2 ces noms contrastent avec cette ville désolée faisant „mieux sentir la petitesse […] de ces médiocres petites maisons humbles et laides avec leurs médiocres petits toits rouges humbles et laids - et leurs 10 m 2 de jardin qui donnaient envie de se pendre” (F, 12). Ainsi, cet environnement révèle l’échec de cette idéologie. Accepter de vivre dans un tel environnement signifie pour Francis accepter non seulement l’échec d’un ordre social mais aussi d’en être victime. Or son père s’est accommodé de cette situation désastreuse, une attitude qui prouve sa lâcheté: […] son [du père] échec professionnel a été la conséquence de ses convictions politiques. Car il y avait dans ce chômage, pour mes parents, un élément d’évidence qui comme tel s’inscrivait dans ce qui avait précédé, les confortant dans leur vision du monde. Il y avait chez mes parents, tout comme plus tard d’ailleurs chez mon frère, une lâcheté, une prédisposition naturelle entraînant des convictions susceptibles de justifier après coup n’importe quel effondrement (F, 21sq) La position du père envers l’ordre social existant consiste à encenser devant la famille tout ce que ce qui leur est imposé par cet ordre. Dégoûté par cette souffrance masochiste et peu efficace, repoussé par cette ‚révolte’ passive, 2 „D’autres ont écrit que la gauche c’était la liberté, ou bien l’égalité, ou bien le progrès, ou le bonheur. Moi je dirai que c’est la justice“ (François Mitterrand: Ma part de vérité. De la rupture à l'unité, Paris, Fayard, juin 1969, p. 78). Déjà en 1969, Mitterrand caractérise la gauche en se distinguant de Charles de Gaulle et le capitalisme de la IV ième Républiuque: „Il n'y avait pas à choisir entre la IV e et la V e République, mais entre le capitalisme et le socialisme. Telle a été ma conclusion au terme d'un long débat. La gauche, m'avez-vous dit, qu'est-ce que c'est? C'est maintenant le socialisme“ (id., p. 92). La nouvelle génération d’écrivains juifs 115 Francis se rapproche de son oncle Shura, affairiste et capitaliste, dont la richesse et „l’élégance de granit” (F, 83) représentent un mode de vie à l’opposé de celui du père. Lors des travaux de déménagement à Paris en septembre 1974, Francis peut comparer la tenue de sa mère avec celle de l’oncle Shura: Elle [la mère] était vêtue d’une paire de jeans et d’un sweat-shirt informe que l’on pouvait croire indispensables pour un déménagement, mais je savais bien moi que c’était là sa tenue habituelle - des nippes. Ça rendait plus évident encore le contraste avec l’oncle Shura, car lui en toute occasion ne se montrait jamais qu’impeccable. D’ailleurs à y réfléchir il y avait dans son élégance une brutalité un peu curieuse, note Francis dans le taxi. Une forme d’agression. Car le corps - petit râblé compact - de Shura dégageait une énergie irascible. On la sentait à l’œuvre dans ses moindres gestes même les plus aimables - et encore la dernière fois voilà six mois à Tel-Aviv bien qu’il eût le foie bouffé par le cancer et se trouvât endetté jusqu’au cou, pense Francis dans le taxi ( F, 18 et 25). Shura Krik, l’homo faber de la famille, déteste Israël (cf. F, p. 23). Il n’y est revenu que pour mourir. Lucien, son beau-frère, par-contre, est résolu à vivre à Paris où il élève ses fils selon les principes d’une éducation antiautoritaire. Dès son enfance, Francis s’opposait à ses parents pour finir par se réfugier dans la science. Spécialisé dans l’étude des bactéries et des organismes moléculaires, Francis est entièrement inapte à comprendre les comportements humains. Il mène une vie d’isolement, une vie où les autres n’apparaissent que sous forme de fantômes. Pendant que Francis se replie sur ses recherches scientifiques, son frère André, devenu avocat, défend les pauvres et les opprimés des banlieues. 3 Weitzmann inverse le sujet de la „fraternité“ en créant des „frères ennemis”: la mort inopiné du père a causé un éloignement entre des deux frères dont les intérêts professionnels différents correspondaient pourtant à leur caractères différents. Tandis que Francis n’a pas eu le temps de quitter les États-Unis pour assister à l’enterrement de son père, son frère profite de cette mort pour se poser en victime et en moralisateur: Je [Francis] pensais qu’ils m’en voulaient, maman et lui, de n’avoir pas même été présent lors de l’enterrement. Bien qu’il eût fait son possible, mon frère, pour m’en tenir éloigné, car pour mon frère la mort de papa n’a pas été que souffrance, et je ne veux pas dire par là qu’il n’a pas souffert, bien au contraire, sa souffrance était si réelle qu’elle nourrissait son plaisir, en vérité pour mon frère cette mort a été l’occasion d’une douloureuse apothéose (F, 66). 3 „Si proche des parents malgré ce qu’il [le frère] aurait pu leur reprocher, lui bien plus que moi en fait, mais il était comme eux trop gentil pour ça, doté comme eux de cette antenne ultrasensible pour ce qui trait au devoir - conscient du problème social, dévoué de naissance aux autres, génétiquement pétri de morale“ (F, 16). Saskia S. Wiedner 116 Francis se désolidarise de son frère comme il se désolidarise de tout son entourage (F, 59sq. et 76). L’espace autour de lui semble plus réel que les personnes qui le peuplent. C’est la topographie qui exerce un pouvoir sur l’homme et prend l’aspect d’un fait métaphysique. Par son existence de scientifique isolé, Francis Beskonetchny évoque celle d’un personnage de Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Dans ses chroniques littéraires intitulées 28 raisons de se faire detester, 4 d’ailleurs, Marc Weitzmann consacre quelques pages aux romans de Houellebecq, notamment aux Particules élémentaires et à Plateforme, dont il apprécie l’art de présenter la vie contemporaine. 5 Il est évident que pour écrire son roman Fraternité il a emprunté à Houellebecq cette manière de décrire les „conditions de la vie contemporaine […] comme des catégories métaphysiques”. 6 Paris, New York et Tel-Aviv où se déroule la vie de Francis, représentent des lieux de mémoire dont les immeubles - les HLM de Paris, „le béton lézardé du Bauhaus“ à Tel-Aviv et les buildings de New York - symbolisent les différentes périodes de sa vie. La topographie devient une topologie qui organise l’espace vital, le biotope humain. Notamment l’espace urbain de la banlieue parisienne est présenté comme une idéologie matérialisée qui détermine le mode de vie des habitants: […] un lieu […] construit en vue de sa dégradation, par l’État gaulliste et sa poignée d’architectes presque tous de gauche, presque tous communistes. Un lieu fait pour être dégradé, avec des matériaux dégradés qui ne peuvent à la longue que vous contaminer (F, 76). Le lieu fait perdre à l’individu sa dignité. Ces ruines empoisonnent pour toujours la vie de leurs habitants (F, 76sq.). Alors que le pays préféré de Francis, les États-Unis, se trouve aux antipodes du Paris du 21 e siècle, Weitzmann reflète dans une description du Paris de l’après-guerre la situation actuelle des mégapoles américaines, surtout celle de New York, qui en 2006 est à la veille d’un effondrement du marché financier. Ainsi, la métropole européenne anticipe sur le déclin de la mégapole aux États-Unis: „[…] une ville aux airs insouciants et vainqueurs, mais secrètement humiliée, dévorée d’amertume - une ville de perdants qui ne voulaient pas le savoir” (F, 37). C’est le Paris de son père et de son enfance, empoisonnée par l’idéologie du „socialisme“ français des années quatre-vingts qui, dès la plus tendre enfance, a produit chez Francis des anticorps contre tout sentiment national. La vie à New York n’est infectée ni par l’histoire ni par des sentiments nationaux tandis que la vie à Paris évoque continuellement le passé et surtout l’histoire de sa famille dont le souvenir suscite la colère et la tristesse (F, 4 M. Weitzmann: 28 raisons de se faire détester. Chroniques littéraires, Paris, Stock 2002. 5 Id., pp. 85-103. 6 Id., pp. 91-92. La nouvelle génération d’écrivains juifs 117 76). La dénationalisation affective commence avec un processus de désolidarisation de sa famille pour l’amener à la tentative d’effacer sa propre identité de Français. Or, pendant sa visite à Paris, „Les différents modes de la colère, les différentes façons d’être un homme” (F, 83) le rattrapent. Dans L’Être et le néant, 7 Jean-Paul Sartre a proposé une analyse de la haine en tant que relation fondamentale avec autrui. Mais le surgissement de la haine va de pair avec l’émergence d’une catégorie éthique fondamentale: la culpabilité qui constitue mon être-là en tant que rapport avec l’autre. 8 Il s’ensuit l’illusion que la disparition de l’autre puisse sauver l’individu de cette culpabilité fondamentale. En fuyant l’autre, Francis essaie d’échapper aux questions de la morale qu’il considère comme une catégorie philosophique qui ne correspond pas à ses aspirations - comme l’a bien montré l’échec de la morale sociale de son père. 9 Seul l’esprit positiviste de la science sait saisir la vérité de l’expérience vécue de manière adéquate: c’est elle qui offre un instrument neutre et qui se passe de toute question morale et de toute responsabilité. C’est alors par la haine que Francis cherche à abolir cette aliénation imposée par les autres, il se veut une liberté totale. La solitude de Francis est le résultat de sa résignation, de sa tristesse et de sa colère. En même temps elle représente une position privilégiée qui lui permet de réfléchir sur la société et sur sa famille dans laquelle les relations entre les membres masculins sont marquées par la méfiance et une atmosphère de défi. Ainsi le monde se divise en ceux qui sont „génétiquement pétris de morale” (F, 15) - comme son père Lucien et son frère André - et ceux qui se passent volontiers de toute morale: Francis, le scientifique, et Shura, le capitaliste. Weitzmann esquisse dans son roman la morale de la génération post-soixante-huitarde, morale qui durant l’ère de François Mitterrand est fortement liée aux remords d’avoir trahi ses positions politiques. Pendant que Francis Beskonetchny poursuit sa carrière de scientifique et ne se préoccupe pas des questions politiques, le frère et le père se fient inlassa- 7 Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard (Folio) 1943. 8 “Ainsi suis-je coupable envers autrui dans mon être même, parce que le surgissement de mon être le dote malgré lui d’une nouvelle dimension d’être, et impuissant d’autre part à profiter de ma faute ou à la réparer” (Sartre, L’Etre et le néant, p. 450). Cette définition d’une coupabilité fondamentale se fonde sur l’étude de la coupabilité dans Sein und Zeit de Martin Heidegger qui définit la culpabilité dans le fait d’être la cause pour un être-là qui est determiné par le néant: „Die formal existenziale Idee des ‚schuldig‘ bestimmen wir daher also: Grundsein für ein durch ein Nicht bestimmtes Sein - das heißt Grundsein einer Nichtigkeit“ (Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer 18 e éd. 2001, p. 283). 9 F, p. 32: „[…] ses [le père] idées qui plus jeune m’avaient fait hurler, l’espérance d’un monde meilleur, être pauvre, être solidaire, se ranger avec les exclus, lutter pour l’égalité de tous et pour soi-même ne rien vouloir” (F. 32) Saskia S. Wiedner 118 blement à leur idéal d’un État social. Mais la lutte pour un monde meilleur et juste s’avère vaine. Paradoxalement, c’est le père qui, en vantant des valeurs socialistes, a inculqué à Francis la solitude: Au fond, toi qui ne vivais que par et pour les autres tu auras été pour moi le meilleur instructeur de la solitude. Tu as si bien nié toute hiérarchie sociale que presque par politesse l’idée t’en est devenue impensable et avec elle jusqu’à la possibilité même de ta déchéance (F. 33). Malgré son enfance dans le XVI e arrondissement, malgré les études de droit et une carrière prometteuse, le père s’était décidé pour une carrière d’acteur, refusant ainsi le monde bourgeois. Francis s’oppose à ces convictions d’une gauche caviar. Il voit le monde à travers l’optique positiviste du scientifique. Par conséquent, la notion de fraternité est limitée dans sa signification et renvoie désormais aux lois de la théorie de l’évolution biologique: elle est un simple fait génétique. C’est Jacques Derrida qui rappelle que Sartre a déjà vivement critiqué l’idéologie de la fraternité: Dans la „Présentation des Temps Modernes“, cette critique de l’idéologie de la fraternité vise en fait „l’esprit d’analyse“ comme „arme défensive“ de la „démocratie bourgeoise“: „Tous les hommes sont frères: la fraternité est un lien passif entre les molécules distinctes, qui tient la place d’une solidarité d’action ou de classe que l’esprit d’analyse ne peut même pas concevoir. 10 La description de la relation entre les frères Beskonetchny dans Fraternité prend l’aspect d’un darwinisme social. Ainsi l’auteur joue avec le titre en évoquant tantôt sa signification idéologique, tantôt sa signification biologique. Les idéologies se confondent irrévocablement face au positivisme de la biologie: dans les sciences, la vérité apparaît comme établie par les lois universelles de la nature au lieu d’être soumise à l’ordre d’un discours qui pourrait engendrer des contre-discours. Le positivisme affiché de Francis s’oppose aussi à la vision de l’Histoire s’avérant théologique. L’idée séculaire d’une „fraternité universelle” (F, 32) renoue avec la conception biblique et talmudique de solidarité selon laquelle chaque individu est lié par une responsabilité réciproque fondée sur la tradition sécularisée de la Loi. 11 Bien qu’elle ait donné naissance à l’idée trinitaire de liberté, égalité et fraternité comme loi fondamentale de toute société humaine, la France n’est pas 10 Jacques Derrida, „‚Il courait mort‘: Salut, salut. Notes pour un courrier aux Temps modernes“, dans: Les Temps Modernes (51/ 1996), no. 587, pp. 7-54, ici p. 11. 11 „L’Éternel parla à Moïse, et dit: Parle à toute l’assemblée des enfants d’Israël, et tu leur diras: Soyez saints, car je suis saint, moi, l’Éternel, votre Dieu“ (Lévitique, 19, 1-2); cf. aussi Isaïe 42, 6: „Moi, l’Éternel, je t’ai appelé pour le salut, Et je te prendrai par la main, Je te garderai, et je t’établirai pour traiter alliance avec le peuple, Pour être la lumière des nations“. La nouvelle génération d’écrivains juifs 119 forcément un pays où les Juifs sont toujours considrés comme des citoyens égaux: Pour être comme tout le monde, il faudra faire un effort supplémentaire, être plus français qu’un Français. Un juif tient un rôle: normal qu’il veuille être acteur… si l’on a horreur des gens qui se donnent en spectacle, on ne peut pas faire de théâtre. Un juif qui se fait voir est un juif mal vu, 12 écrit Serge Doubrovsky, parent de l’auteur Marc Weitzmann et personnage son autofiction Chaos. Le passage cité renvoie aux années vingt du siècle dernier quand les Juifs se voyaient forcés d’assumer une identité française tout en cachant soigneusement leur identité juive. Une sorte d’auto-censure entraînant un détachement par rapport aux deux cultures - celles des Juifs et celle des Français - en fut la conséquence. Une telle situation rendait impossible toute identification spontanée et ainsi une assimilation complète des Juifs à la société française. Le discours nationaliste parvenu à son apogée vers la fin du 19 e siècle, provoqua une prise de conscience de la culture juive en France dans la mesure où l’affaire Dreyfus contribuait à la montée de l’antisémitisme et donc à la marginalisation des Juifs. Pour Theodor Herzl, d’ailleurs, ce fut une raison de plus de militer pour un État juif qui, par sa seule existence, saurait améliorer aussi la situation des „assimilés“: Nun würde allerdings eine staatsbildende Bewegung, die ich vorschlage, den israelischen Franzosen ebensowenig schaden, wie den „Assimilierten“ anderer Länder. Nützen würde sie ihnen im Gegenteil, nützen! Denn sie wären in ihrer „chromatischen Funktion“, um Darwins Wort zu gebrauchen, nicht mehr gestört. Sie könnten sich ruhig assimilieren, weil der jetzige Antisemitismus für immer zum Stillstand gebracht wäre. Man würde es ihnen auch glauben, dass sie bis ins Innerste ihrer Seele assimiliert sind, wenn der neue Judenstaat mit seinen besseren Einrichtungen zur Wahrheit geworden ist, und sie dennoch bleiben, wo sie jetzt wohnen. 13 Mais la France, n’est pas Israël: „De toute façon la France n’est pas la place des Juifs aujourd’hui. L’histoire des Juifs en Europe s’est arrêtée avec la Shoa. Depuis, c’est un autre chapitre qui s’est ouvert”, 14 peut-on lire chez Marc Weitzmann. Les dilemmes de la communauté juive face à l’État d’Israël et aux conflits du Proche Orient constituent un sujet récurrent de son œuvre. Dans ses romans et surtout dans les deux essais Le Livre de guerre et les Notes sur la terreur, 15 il s’en prend à l’idéologie fondatrice de l’État juif, idéologie développée par le sionisme afin de trouver pour le peuple juif une 12 M. Weitzmann: Chaos, Paris, Gallimard, 1999, p. 73sq. 13 Th. Herzl: „Der Judenstaat“, cf. idem, Altneuland. Der Judenstaat, éd. dirigée et introduit par Julius Schoeps, Kronberg, Jüdischer Verlag, 1978, S. 204. Cf. aussi la contribution de Till R. Kuhnle au présent volume. 14 M. Weitzmann: Livre de guerre, Paris, Stock 2008, p. 60. 15 M. Weitzmann: Notes sur la terreur. Un voyage politique, Paris, Flammarion, 2008. Saskia S. Wiedner 120 Place dans le monde - pour évoquer un autre titre de Weitzmann. Ce Juif né et élevé en France retrace dans ses Notes sur la terreur les grands débats politiques et idéologiques en Israël et l’impact du conflit armé. Pour dresser une image ‚authentique’ de la situation, il cite maints intellectuels contemporains - presque tous des amis de l’auteur. Ainsi, on apprend que les Israéliens d’aujourd’hui ne lisent guère les écrits d’un Theodor Herzl ou d’un Ze’ev Jabotinsky mais qu’ils montrent, par contre, un intérêt croissant pour l’Ecriture et pour les mythes bibliques, intérêt souvent accompagné d’un penchant pour un judaïsme orthodoxe: „Le livre qui te rapproche le plus d’Israël, de toute façon, c’est la Bible”, déclare par exemple David Shapira - après avoir avoué: „[…] aucun livre sioniste ne m’a marqué“. 16 La vie sous l’emprise d’un état de guerre permanent est décrite comme un interminable débat paralysant qui ne connaîtra aucune issue: A la lecture quotidienne de Ha’aretz, on se rend compte qu’il n’existe pas un pays au monde plus prolixe en analyses sophistiquées qu’Israël. Tout le monde a deux, voire trois avis contraires sur la même question, et chacun de ces avis est argumenté avec une logique aussi imparable que les autres. Discuter, telle est la passion par excellence, ici; non que cela change quoi que ce soit, d’ailleurs; mais à peine surgi, chaque événement se voit, par la grâce de la polémique, doté d’une profondeur de champ pratiquement abyssale. 17 Selon Marc Weitzmann, cela n’a rien en commun avec cette communauté des savants imaginée par Herzl dans Altneuland. Or, les grands débats intellectuels menés en France ou en Israël n’ont plus aucun effet sur la réalité politique et sociale. L’appel dans la postface d’Altneuland à créer un monde nouveau a perdu sa validité depuis longtemps. Comme la plupart des intellectuels du 21 e siècle, l’intellectuel juif s’est détourné du rêve d’une utopie à réaliser. II. Le programme littéraire L’idée directrice du roman Altneuland de Theodor Herzl est une réévaluation de l’idée d’une union harmonieuse de l’homme avec la terre, idée qui remonte à la théorie des climats: ce n’est qu’en Terre promise que le peuple juif peut vivre selon sa vocation en tant que nation. Cette conception nationaliste défendue notamment au 19 e siècle - sera vivement contestée dans la littérature au seuil du 21 e siècle. Sans doute les romans de Michel Houellebecq, notamment Les Particules élémentaires (1994), ont contribué chez Weitzmann à la formation d’un programme littéraire partant d’une relation fondamentale entre le lieu 16 M. Weitzmann, Livre de guerre, p. 57. 17 Id., p. 29. La nouvelle génération d’écrivains juifs 121 (comme matérialisation d’une idée, d’une idéologie) et l’homme. Dans son texte programmatique Rester vivant, 18 Houellebecq précise: Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être: dans un abject paroxysme. 19 Ses poèmes de La poursuite du bonheur présentent le monde de la vie quotidienne comme „supermarché et comme dérision”. 20 Pour Weitzmann le roman Les Particules élémentaires est le „contrepoison de la culture d’entreprise imposée par le socialisme français”. 21 Or, Les Particules élémentaires et Fraternité peuvent être considérés comme les romans d’une vie marquée par l’échec des illusions de 1968, échec couronné par celui du socialisme. Ainsi les Bruno, les Michel (Les Particules élémentaires) et les Francis répondent au rêve socialiste de la génération de leurs pères avec la chasse au bonheur au moyen d’une sexualité poussée à la perversion dans la mesure où elle ne permet plus de rejoindre l’autre - ou avec l’ascèse du scientifique. Et ceci sur le fond de ce sentiment d’isolement qui règne dans un monde régi, sous les auspices d’une économie ultra-libérale, par les exploits des sciences promettant la création d’une nouvelle espèce supérieure à l’homme. Dans ses Chroniques littéraires, Marc Weitzmann développe la vision d’une époque post-moderne et post-humaniste dont il considère Michel Houellebecq comme un „symptôme”. 22 En écrivant ses romans à l’encre acide prêtée par son temps, l’auteur affirme son historicité ainsi que celle du lecteur: „Un écrivain, qui ne serait pas intoxiqué par le monde qu’il décrit aurait-il le moindre intérêt? ” 23 De cette constatation, Weitzmann déduit son programme littéraire et esthétique afin de représenter l’homme d’aujourd’hui sous l’influence à la fois physique et ,métaphysique’ d’un environnement nuisible auquel il ne peut échapper. Ceci fait écho à Jean Paul Sartre ayant présenté dans Qu’est-ce que la littérature? la conception d’une littérature qui établit un lien intime entre auteur et lecteur dans leur historicité. 24 Contrairement à Sartre, Weitzmann se limite 18 Michel Houellebecq: „Rester vivant“, cf. idem, Rester vivant suivi de „La Poursuite du Bonheur“, Paris, Flammarion, 1997, pp. 9-36. 19 Id., p. 11. 20 M. Weitzmann: 28 raisons de se faire détester. Chroniques littéraires, Paris, Stock 2002, p. 85; cf. aussi Michel Houellebecq, „Hypermarché - Novembre“, cf. idem, Rester vivant, Paris, Flammarion 1997, p. 41. 21 Id., p. 86. 22 Id., p. 23. 23 Id., p. 23. 24 Jean-Paul Sartre: Qu’est-ce que la littérature? , dans, Situations II, Paris, Gallimard 1948 [renouvelé en 1975, 1999 pour la présente édition], p. 112. Saskia S. Wiedner 122 à une analyse approfondie de la situation psychique de ses personnages. Ce n’est donc pas par hasard qu’il traite d’„enfer“ la condition de l’homme de son époque - sans doute une allusion à la pièce Huis clos de Sartre: Acceptable, comme tout écrivain de valeur, Houellebecq ne l’est pas. Son encre est trempée dans le cyanure, sa littérature est dangereuse, parce qu’elle dit le pays dans lequel nous vivons. On peut regretter que le pays soit celui-là, on peut regretter d’y vivre, on peut estimer qu’il mérite mieux et lutter pour l’améliorer, mais on ne saurait reprocher à l’écrivain l’honnêteté avec laquelle il dissèque, et prend part à notre enfer. 25 Un tel environnement demande des aptitudes particulières pour assurer une assimilation parfaite. Ainsi peut-on trouver dans les romans de Weitzmann de nombreux personnages „intoxiqués” par ce monde. La terre devient leur destin. En intoxiquant ses habitants elle procède à une véritable sélection darwinienne parmi eux: C’est d’ailleurs une chose à dire en faveur de la toxicité d’un lieu comme celui-ci pense-t-il [Francis]. En faveur de la stupeur qu’il engendre immanquablement chez ceux qui l’habitent. On peut voir ça comme une forme un peu rude, bien qu’involontaire, de sélection naturelle. L’énergie vitale dans ce pays est ainsi concentrée dans des lieux comme ici, sciemment mis au point par des architectes pervers et presque tous de gauche, presque tous communistes, sadiquement dressés contre tout ce qu’il peut y avoir d’humain chez un être. Mais ceux dont l’esprit et l’énergie résistent, ceux qui n’ont pas été totalement broyés par la morbidité toxique de ces trous abrutissants, ceux-là acquièrent, nourris à ce poison, une capacité de résistance et une énergie sans pareilles - et je me flatte d’en faire partie pense Francis (F, 41). La vision du monde de Francis dévoile la dimension sociobiologique des idées exprimées dans son livre scientifique intitulé La Vie et son organisation. Cette vision peut être résumée comme suit: il est impossible de ne pas être empoisonné dans une vie empoisonnée - ce qui évoque Theodor W. Adorno déclarant qu’il n’y a pas de vraie vie dans le faux 26 . Alors chacun est libre de choisir son poison à lui. Ainsi le père de Francis meurt s’obstinant dans son addiction au poison des idées socialistes qui ont échoué. Kader, le jeune Arabe qui habite dans le même immeuble, s’est suicidé. C’est l’effet ultime d’un lieu conçu par des architectes „socialistes“ de manière que „ces trous abrutissants“ - comme Francis appelle les banlieues - écrasent ses habitants par sa „morbidité toxique“ (F, 41). Seuls ceux qui sont nourris de ce poison développent une capacité de résistance qui les rend capables de raconter leur histoire et de procéder à une dissection de cet univers qui est „une mo- 25 M. Weitzmann: 28 raisons de se faire détester, p. 23. 26 Theodor W. Adorno: Minima Moralia. Reflexionen aus einem beschädigten Leben (= Gesammelte Schriften 4), hg. v. Rolf Tiedemann, Frankfurt a.M. 1997, p. 44. La nouvelle génération d’écrivains juifs 123 dalité de l’enfer et de l’imbécilité triomphante au service de la violence“ 27 . Dévoiler la réalité à travers le roman et faire réfléchir sur elle renvoie donc à la conception sartrienne d’une littérature engagée. III. La critique de la pensée positiviste Fraternité montre l’incapacité et du socialisme et du capitalisme d’organiser une vie sociale digne de ce nom. Tandis que Lucien Beskonetchny meurt sans que son engagement politique ait amélioré le monde, Shura, resté sans remède malgré sa richesse, meurt d’un cancer. Ainsi Weitzmann dévoile les erreurs que les Juifs français partagent avec les autres Francais, mais dont ils subissent les conséquences d’une manière particulière. „C’est le travail qui lie un peuple à son sol et à sa culture nationale“ , 28 écrit Aaron David Gordon dans Nos tâches futures en 1920 pour esquisser le programme d’un socialisme sioniste qui souligne non seulement le bien collectif mais surtout la relation étroite de l’homme et de la terre qui le nourrit. Le socialisme et surtout le socialisme sioniste relient l’idée de la nation à la notion du travail en tant que processus. 29 Cette forme d’appropriation correspond à l’accomplissement d’Erez Yisraël et fonde ainsi la légitimité du mouvement sioniste. En d’autres termes: la réalisation de l’utopie esquissée dans Altneuland rejette les grandes idéologies de son époque. Dans son introduction à Altneuland, Julius Schoeps résume: Das von Herzl geschilderte Wirtschaftssystem ist weder kapitalistisch noch sozialistisch. Beide Arten der Wirtschaft haben nach Herzl nur eines miteinander gemeinsam, sie zerstören das individuelle Leben, dessen wirtschaftliche Grundlage das Privateigentum ist. Der Kapitalismus enteignet die große Mehrheit der Bevölkerung und lässt Eigentum nur bei wenigen zu, der Sozialismus vollendet diese Tendenz und macht alle Menschen gleich. 30 Loin d’avoir réussi à résoudre ce dilemme, beaucoup d’auteurs juifs continuent à s’interroger sur les fondements d’une société juste qui sauraient garantir le bonheur individuel. Marc Weitzmann traduit l’échec des idées politiques en une image forte: la terre est comparée à un immeuble délabré et aux banlieues délaissées qui témoignent des fausses prophéties du „socialisme français“; la comparaison est poussée jusqu’à l’évocation du temple détruit de Jérusalem. Il ne reste 27 M. Weitzmann: 28 raisons de se faire détester, p. 85. 28 Cf. le site suivant: identitejuive.com/ centenaire-de-la-creation-du-premier-kibboutzisraelien-degania/ (11 février 2011). 29 Aaron David Gordon, le fondateur de Hapoel Hatzair (Le jeune ouvrier), écrit dans Nos tâches futures (1920): „Car c’est le travail qui lie un peuple à son sol et à sa culture nationale.” 30 Julius H. Schoeps: „Introduction“ à Theodor Herzl: Altneuland/ Der Judenstaat, p. 7. Saskia S. Wiedner 124 plus que la réalité, une réalité qui finit par dénoncer le concept de l’idée même comme une utopie postmoderne. Toutefois, le monde développé dans les romans de Weitzmann est plus que cette réalité fracturée, sans idéal et sans métadiscours telle qu’elle avait été décrite par François Lyotard dans La Condition postmoderne: 31 à travers les paradigmes scientifiques de la biotechnologie, les romans font apparaître l’image d’un être post-humain. Francis cherche à nier le passé, non seulement son passé à lui mais le passé de la culture juive, voire le passé de l’espèce humaine … bref: cette Histoire marquée par des innombrables échecs. La jeune génération de Juifs français - à l’instar de Francis Beskonetchny, d’Henri Froment, le narrateur dans Une place dans le monde (2004), et de Marc Weitzmann, cet enfant terrible et frère toujours absent dans Chaos (1997) - ne se nourrit plus des mythes politiques et des idéologies du passé. L’auteur focalise des individus qui ont abandonné leur vie familiale comme s’ils voulaient sceller ainsi la fin de toute tradition. Ayant laissé l’Histoire derrière eux, ils ont perdu la notion de l’avenir. Ainsi le temps se replie pour Francis sur ce petit moment qu’on pourrait nommer le présent et qui est occupé par le récit, menacé pourtant et par les agissements du passé et par le vide du futur. Son caractère de soliloque permet de considérer Fraternité comme un Bewusstseinsroman. 32 Il s’agit désormais de la recherche de l’avenir dans un monde devenu sourd, non-émotionnel et amoral, à savoir dans un monde sous l’emprise des visions ‚post-humaines’ de la biotechnologie. Le soliloque de Francis ne peut être entendu que par un lecteur (hypocrite) prenant envers lui la même attitude que ce dernier prend envers l’Histoire: c’est l’attitude d’un témoin ‚muet’. Or, „la vraie dégradation“ dit Francis à lui-même „aura été celle de ton mutisme. Un tortueux processus d’usure, une lente maturation du silence dans la lave pétrifiée de la rage […]” (F, 36). Il vit avec „l’esprit chargé comme une arme, incapable de dialogue” (F, 36). 33 En soumettant toute relation humaine à la logique abstraite de la science, l’auteur et son personnage s’opposent aux idées de la communauté, du socialisme et de l’humanisme. La raison toute-puissante saurait expliquer le „comportement des bactériens et la mutation des organismes moléculaires complexes“ tout en s’avérant „inapte à l’étude des comportements humains” (F, 36sq). Le travail d’un scientifique solitaire peut bien produire des connaissances sur les bactériens et les microorganismes qui constituent l’origine de toute forme de vie. La connaissance, par contre, est le produit de la com- 31 Cf. Jean-François Lyotard: La condition postmoderne Rapport sur le savoir, Paris: Éd. de Minuit 1994. 32 La critique française parlerait avec Hegel d’un „roman de la conscience malheureuse“. Cf. Philippe Chardin: Le Roman de la conscience malheureuse, Genève: Droz 1998. 33 Cf. aussi: „Le dialogue espéré avec son frère n’avait pas eu lieu, n’aurait jamais lieu, sauf peut-être dans ce sourire, ultime et familier comme un adieu” (F, 204). La nouvelle génération d’écrivains juifs 125 munication, à savoir de ce dialogue avec l’autre. Et dans de le cas de Francis, ce dialogue n’aura jamais lieu. Alfred Strasser Albert Memmi ou la question d’une identité juive dans ses romans La statue de sel et Agar Dans l’œuvre d’Albert Memmi, la question de l’identité juive occupe, avec les thèmes de l’homme colonisé et de l’homme opprimé, une place domninante. Ses essais Portait d’un Juif (1962), La libération du Juif (1966), L’homme dominé (1968) ou encore Juifs et Arabes (1974) ainsi que ses romans La statue de sel (1953), Agar (1955), et Pharaon (1989), pour ne citer que ceux-là, en sont la preuve. Le textes du juif tunisien Memmi témoignent alors d’une double préoccupation: ils révèlent „à la fois la judéité et la maghrebinité de son auteur“ 1 , à savoir deux pans d'une seule et même condition: celle de l’homme opprimé. Dans les essais, il développe le concept de la „judéité“ qui „est le fait et la manière d’être juif, l’ensemble des caractéristiques, vécues et objectives, sociologiques, psychiques et biologiques qui font un Juif, la manière dont un Juif vit à la fois son appartenance à la judaïcité et son insertion dans le monde non juif“. 2 Il en distingue et la „judaïcité“, terme désignant l’ensemble des personnes juives, et le „judaïsme“ terme désignant l’ensemble des doctrines et des institutions juives. „Je ne crois pas m’être jamais vraiment réjoui d’être Juif“ (Memmi: 1962, p. 23), 3 tels sont les propos d’introduction de son essai Portrait d’un Juif. Pour affirmer quelques pages plus loin: „La condition juive, […] je l’ai vécue d’abord comme une condition de malheur“ (Memmi: 1962, p. 29): les quelques moments privilégiés de la vie juive, cette „tendresse émouvante de la vie familiale“ (Memmi: 1962, p. 23) ne compensent pas l'oppression qu’il a vécue quotidiennement jusqu’à son installation définitive en France. 1 Guy Dugas: La Littérature judéo-maghrébine d’expression française. Entre Djéha et Cagayous: L’Harmattan 1990, p. 19. 2 Albert Memmi: L’Homme dominé, Paris: Payot (petite bibliothèque) 1973, p 41. 3 A. Memmi: Portrait d’un juif, Paris: Gallimard (collection folio) 1962 - désormais cité dans le texte (Memmi: 1962). Alfred Strasser 128 Du fils de juif tunisien à l’intellectuel Parisien L’auteur est né en 1920 à Tunis. Fils d’une famille juive séfarade, il passe son enfance dans la H’ara (ou H’afsia), le ghetto situé à l’est de Tunis où les juifs, pour la plupart très pauvres, vivent repliés sur eux-mêmes. Son père est artisan bourrelier, sa mère, fille d’un commerçant de quatre saisons, donnera la vie à huit enfants. Pour Memmi, elle incarne „l’inculture des femmes tunisiennes“ 4 car toute sa vie elle ne parlera que le dialecte local du ghetto qui est aussi la vraie langue maternelle du jeune Albert, qui apprend le français seulement après sa scolarisation à l’école de l’Alliance israélite. Il fréquente ensuite le lycée Carnot à Tunis (1932-1938), où Jean Amrouche est son professeur de français. Après le baccalauréat, il fait des études de philosophie à Alger, mais en 1943, il est exclu de l’université et interné dans un camp de travail forcé à Tunis. Après la guerre, Memmi reprend finalement ses études de philosophie à la Sorbonne qui seront couronnées par l’agrégation. En 1946 il épousera Germaine, une „Lorraine, catholique, blonde, aux yeux bleus’“ 5 qui est professeure d’allemand. Après avoir occupé un premier poste dans un lycée à Amiens, Memmi rentre avec son épouse, en 1949, en Tunisie où il enseigne la philosophie et dirige la page littéraire de l’hebdomadaire tunisien L’Action. Il voulut, dans un premier temps, s’y installer définitivement mais après l’indépendance de la Tunisie, en 1956, il retournera de nouveau à Paris où il officiera en tant que professeur de psychiatrie sociale à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer. De plus, il dirigera la collection „Domaine maghrébin“ au sein de la maison d’édition Maspero. En 1973, il se fait naturaliser français. Il vit toujours à Paris aujourd'hui. Memmi, juif-maghrébin de naissance, eut tout au long de sa vie des états d'âme quant aux décisions qu'il prit à l'encontre de sa judéité. La vie de son enfance „était rythmée par les fêtes israélites“ 6 et sa famille respectait scrupuleusement le shabbat. Albert fréquenta l’école rabbinique, adhèra au mouvement de jeunesse juif Hashomer Hatsaïr et à d’autres organisations juives. Dans les différentes réunions, on y discutait aussi bien de problèmes d’actualité juive que de questions concernant les traditions israélites. Par son militantisme au sein de ces organisations juives, Memmi fut d’abord attiré par un sionisme d’orientation collectiviste. Durant cette période de militantisme sioniste, il tenta de convaincre les jeunes juifs autour de lui de la nécessité d’un Etat juif. À un certain moment, il projeta même de partir pour la Palestine quand il serait adulte. Mais l’éducation reçue au lycée français de Tunis le détourna de cette voie. À un moment donné, il s’éloigna de la vie de 4 G. Dugas: Albert Memmi du malheur d’être juif au banheur sépharade, Paris NADIR (Repères) 2001, p. 31. 5 Id., p 40. 6 Id., p. 34. Albert Memmi ou la question d’une identité juive 129 la communauté juive qu’il commença à trouver étouffante. La rupture sera définitive avec le départ de sa ville natale pour suivre des cours à l’université d'Alger. Les valeurs républicaines et laïques enseignées primèrent dorénavant sur sa judéité: „[…] le reste du monde [devient] plus important“ (Memmi: 1962, p. 12). A cette époque le Front populaire prit le pouvoir en France et la guerre civile éclata en Espagne. À Alger, Memmi déclara de „ne [penser] plus du tout à la Palestine, mais à revenir, universaliste et laïc dans [son] pays natal“ (Memmi: 1962, p. 13). Pourtant, il sera très vite renvoyé à ses origines juives. Non seulement sera-t-il exclu de l’université d’Alger à cause de sa judaïcité mais, en plus, le régime de Vichy l’enfermera à cause de cela dans un camp de travaux forcés. L’Allemagne nazie et la France de Vichy ayant terni l’image d’une Europe des lumières et des droits de l’homme, Albert Memmi s’engagera après la guerre pour la libération de la Tunisie et se transformera alors en „nationaliste tunisien“ (Memmi: 1962, p. 14) tout en ayant conscience de son appartenance au peuple juif. Malgré les promesses faites par les autorités Tunisiennes, selon lesquelles chaque juif aurait sa place dans une Tunisie indépendante, Memmi éprouvait un mélange de méfiance et de défiance à son endroit de la part de son entourage musulman. En outre, les juifs tunisiens comblèrent en partie, après l’indépendance du pays, le vide intellectuel laissé par l’ancien pouvoir colonisateur. La guerre de Suez agrandit encore le fossé (jamais comblé) entre son appartenance à l'Etat tunisien et son appartenance religieuse. D’un côté, Memmi collabora à un journal titrant, au moment de cette guerre, à la une: „Quiconque répand le sang de l’Égypte répand notre sang! “ (Memmi: 1962, p. 15); de l’autre côté, il espèrait le succès de l’armée israélienne, dans laquelle étaient engagés ses anciens camarades de la Hara. Après que l'Islam fut inscrit au premier article de la constitution tunisienne en tant que religion d’Etat, Memmi, craignant les persécutions, choisit de quitter à nouveau son pays natal et retourna à Paris où il rédigera ses études sur le colonisé et le juif. Toutes les étapes de son cheminement personnel se reflèteront dans les romans de Memmi; il dépeindra l’enfance et l’adolescence au sein de la communauté juive dans La statue de sel, le mariage mixte sera la clé de voute du roman Agar. Une enfance dans le ghetto Avec son premier roman, La Statue de Sel, paru en 1953 mais dont l’écriture commença dès 1950, Albert Memmi s’inscrit dans une nouvelle littérature maghrébine francophone traitant des traditions de ces sociétés, des souffrances des peuples écrasés, opprimés par la colonisation française mais Alfred Strasser 130 aussi de la position de l’intellectuel colonisé face à son colonisateur. Les représentants les plus importants de cette littérature sont Mouloud Mammeri (1917-1989), Mouloud Feraoun (1913 - 1962) et Mohammed Dib (1920 - 2003) en Algérie. Ahmed Sefrioui (1915 - 2004) et Driss Chraïbi (1926 - 2007) au Maroc et Albert Memmi en Tunisie. Le titre du roman, La Statue de sel, est tiré du chapitre 19 de la Genèse: Dieu veut anéantir les villes de Sodome et Gomorrhe, car ses habitants ne vivent pas selon les commandements divins. Loth est l’exception, parce qu’il est le seul juste à Sodome et pour cette raison, Dieu veut le sauver. La seule condition est de ne pas se retourner quand Loth et sa femme et ses deux filles quitteront la ville pendant que Dieu fait pleuvoir du soufre et du feu sur les deux villes. Mais la femme de Loth désobéit au commandement de Dieu et elle se transforme en statue de sel. Le sujet principal du roman est l'interrogation d’Alexandre Mordekhaï Benillouche sur son identité juive sépharade et ses rapports avec la communauté juive et les autres groupes qui cohabitent à Tunis avant et pendant la seconde guerre mondiale. Fils d’un juif d’origine italienne et d’une berbère, il découvre petit à petit le quartier et l'école, mais aussi la sexualité, la peur, la solidarité. Il grandit dans l’Impasse Tarfoune, un refuge préservé par „les deux barres de fer qui protège[nt] la porte extérieure contre les voleurs et les pogromes“ (Memmi: 1966, p. 18). 7 La recherche de son identité passe par son nom qui „renferme déjà le sens de [s]a vie[? ]“ (Memmi: 1966, p. 109). D’un côté, son prénom symbolise le tribut du colonisé de l’Afrique du Nord au colonisateur, car Alexandre „me fut donné par mes parents en hommage à l’Occident prestigieux“ (Memmi: 1966, p. 107) et de l’autre côté son nom renvoit à ses origines juives et aussi à sa classe sociale: Mordekhaï est le nom d’un glorieux Macchabée mais c’est aussi le nom de son grand père pauvre qui vivait dans le ghetto. Ce nom résume les conditions existentielles de celui qui le porte et desquelles il ne peut se départir: „Toujours je me retrouverai Alexandre Mordekhaï, Alexandre Benillouche, indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe“ (Memmi: 1966, p. 109). Alexandre Mordekhaï n'arrive pas à s'ancrer ni dans sa famille ni dans sa communauté, toutes les deux trop dévalorisées à ses yeux en comparaison du rationalisme occidental appris à l'école française. Intuitivement il sait qu'il ne pourra pas s'intégrer et rejette ses parents, sa communauté, et choisit de prendre le chemin de l’exil volontaire en France. 7 A. Memmi: La statue de sel, Paris: Gallimard (collection folio), 1966 - désormais cité dans le texte (Memmi: 1966). Albert Memmi ou la question d’une identité juive 131 L’exil exprime d’abord un besoin de se libérer de sa culture et de rompre avec sa famille qu’il doit quitter ainsi que la communauté juive de Tunis. 8 De ce fait il croit se défaire de la tare d’être „irrémédiablement un barbare“, (Memmi: 1966, p. 184) de laisser son identité au ghetto et d’accéder ainsi à une vie „des nouvelles valeurs“ 9 . Mais le prix qu’Alexandre Mordekhaï doit payer sera élevé car c’est une existence solitaire qui l’attendra, en échange de son émancipation de ses racines familiales: „La solitude, l’absence de toute affection peut-être aussi le silence de la forêt, les pleurs nocturnes du chacal, la nourriture inaccoutumée me pesait trop lourdement.“ (Memmi: 1966, p. 63) De cette solitude résulte une nostalgie de l’Impasse Tarfoune à Tunis et le regret d’avoir quitté le pays et sa famille. Alexandre Mordekaï prend conscience que „pour sortir de [s]oi-même [… il] essayait d’aller vers le monde“, (Memmi: 1966, p. 291) mais en réalité cette fuite le renverra à ses origines, à sa judéité. De cela naîtra le désir de retourner chez lui. La déchirure semble être causée, en partie du moins, par la langue ellemême. En effet le français, langue de l'école et non langue maternelle, est synonyme de douleur pour Mordekhaï Alexandre. Particulièrement au lycée où son accent patois est la cause de railleries de la part de ses camarades de classe. Quoique sa langue soit „un infâme mélange d’expressions littéraires ou même précieuses, de tours traduits du patois, d’argot écolier et d’inventions verbales plus ou moins réussies […] informe[s]“ et „tumultueuse[s]“ (Memmi: 1966, p. 126), le jeune garçon voue au langage un véritable culte: „je n’ai jamais pu me débarrasser de cet envoûtement magique du langage […] comme si, loin d’être un outil transparent, le langage participait directement aux choses.“ (Memmi: 1966, p. 45). Adulte, le protagoniste veut prendre sa revanche et commence alors à écrire dans une langue française parfaitement classique. L’écriture devient alors un genre de substitut de la vie qui lui „procure quelque calme, [le] distrait du monde“ (Memmi: 1966, p. 13), mais qui le mène à une solitude absolue: il „[…] ne vivai[t] plus, [il] écrivait“ (Memmi: 1966, p. 123). Toutefois, „cet essai de maîtrise du monde, jamais achevé, qu’est l’écriture“ (Memmi: 1966, p. 234) semble, lui aussi, voué à l’échec. Le projet d’Alexandre Mordekhaï d’écrire un livre sur ses „jeunes années“ échoue: „malgré ma nostalgie, j’arrive à peine à balbutier ces quelques pages, comme si me fuyais leur souvenir même“ (Memmi: 1966, p. 25). Comme la femme de Loth, le protagoniste se retourne quand il prend le chemin de l’exil et n’arrive pas à se défaire de ses racines. C'est en s’éloignant de son ghetto juif qu'il retrouvera sa judéité, tant méprisée dans sa jeunesse. 8 Voir Nathalie Saba: Les paradoxes de la judéité dans l’œuvre romanesque d’Albert Memmi, Paris : Edlivre-Éditions APARIS, 2008, p. 122-128. 9 Id., p. 122. Alfred Strasser 132 Dominant et dominé dans le mariage mixte. Agar, le deuxième roman d’Albert Memmi, paraît en 1955 et son thème principal est le mariage mixte entre un juif maghrébin et une européenne chrétienne. Leur vie de couple va lentement se détériorer et aller vers l’échec total après qu’ils se sont installés à Tunis. A priori, le mariage mixte est le lieu d’entente entre ressortissants de deux peuples différents. Dans une région habitée par deux ou plusieurs ethnies, le nombre des mariages mixtes est habituellement l’indicateur de la bonne entente entre les peuples, ou de leur rejet réciproque. Le mariage mixte pourrait être non seulement ce lieu d’entente entre Juif et non-Juif, mais il peut être en plus un lieu de libération. C’est, d’après Memmi, „un effort de salut individuel dans un conflit de groupe“ 10 . Pourtant, il cache aussi le grand danger d'une accentuation du sentiment d'appartenance à une culture et de la mise bas de conflits insurmontables contre lesquels Memmi met en garde: „Le mariage mixte qui semble un lieu idéal de synthèse et d’harmonie, d’aventure et de générosité réciproque, se révèle le plus souvent un carrefour dangereux, ouvert à tous les vents, propice à toutes les collisions“. 11 Comme pour son premier roman, le nom du titre est tiré de la Bible, des chapitres 16 et 21 de la Genèse: Agar ou Hagar est une jeune servante égyptienne de Sara, l’épouse d'Abraham qui est sans descendant, celle-ci étant stérile. Elle demande donc à Agar de se faire faire un enfant par Abraham, ce qu’elle accepte. De cette union naitra Ismaël. Mais, contre toute attente, quelques temps après, Sara met au monde son fils Isaac. Elle demande alors à son mari de répudier sa servante, de peur que le fils de l'égyptienne ne brigue l’héritage du sien. Dans un premier temps Abraham refuse, trop attaché à Ismaël. Puis il accepte, suivant le commandement de Dieu. Lequel lui confiera son intention de donner à son fils illégitime une grande descendance. Ainsi Abraham est donc l’ancêtre commun des Arabes, issus d’Ismaël, et des Juifs, issus d’Isaac, à qui reviendra la Terre Promise. Dans ce récit biblique, il est intéressant de relever l’aspect dialectique de la situation. D’un côté, les dominants que sont Abraham et Sara exercent un joug sur Agar, servante et, de fait, dominée. Néanmoins, la naissance d’Ismaël bouleversera cet ordre des choses. Agar deviendra l’égale de Sara, laquelle prendra ombrage de cette position lorsqu'elle enfantera elle-même. D'un autre côté, Abraham s’éloignera de sa judéité à cause de son union avec une étrangère. Seul Dieu le convaincra de revenir auprès des siens. Dans le roman de Memmi, l’étrangère se nomme Marie. Elle est une jeune étudiante alsacienne que le narrateur, médecin juif tunisien, a épousé 10 A. Memmi: La Libértion du Juif, Paris: Payot 1972, p. 91. 11 Id., p. 83. Albert Memmi ou la question d’une identité juive 133 en France avant de rentrer avec elle au pays pour s'y installer, partagé entre l’espoir et la crainte. Le narrateur souligne la différence physique entre sa femme et lui-même, „elle, très blonde, moi très brun; elle si fille du nord, moi tant méditerranéen“ (Memmi, 84, p. 37). 12 En épousant une ressortissante du peuple colonisateur, il efface la différence entre lui, l’hommecolonisé, et le colonisateur. Marie représente son admission au sein de la société des colonisateurs et il accède ainsi à une communauté majoritaire qui lui permet de se libérer de sa judéité. Le rejet des traditions juives, voire même de toute forme de vie religieuse, en est la conséquence. Le départ de France et l’installation à Tunis, la vie auprès de sa famille, sont pour le narrateur un retour à sa judéité. Dans ce nouvel environnement, le couple est quotidiennement confronté à des problèmes dus à leur appartenance à des cultures et des religions différentes: l'insistance et le désir de la famille du narrateur de voir le couple s'investir dans la vie juive locale creusent le fossé entre Marie et sa belle-famille. Le narrateur, lui, est déchiré entre le mode de vie européen de son épouse et l’existence traditionnelle juive de sa famille. Il ne sait pas choisir. L’idée qu’un enfant pourrait sauver la situation s’avère très vite illusoire et source d’innombrables conflits. En effet le narrateur et Marie ne sont pas mariés religieusement, donc il ne peut être reconnu comme étant le père. La loi israélite exigeant un mariage religieux pour que l’enfant ne soit pas considéré comme illégitime. De plus, Marie, qui pense que son séjour à Tunis sera provisoire, refuse de donner à son fils le nom de son grand père Abraham, comme la coutume juive le voudrait, craignant que ce genre de nom puisse être source de moqueries une fois rentré en France. Cependant le narrateur n’arrive par à se libérer des pressions qu’exercent sa famille. Laquelle aimerait le voir respecter les traditions: qu’il fasse circoncire son fils, qu’il lui donne le nom de son grand père et qu’il se marie selon le rite juif: „Pour mon père je n’étais pas seulement son fils mais un anneau de la grande chaîne. Je comprenais la responsabilité qui, d’après lui, m’incombait, et qu’il croyait me préserver d’une trahison“ (Memmi, 84, p. 98). Finalement, le fils s’appellera Emmanuel; ses parents refusent de le faire circoncire mais, souffrant d’un phimosis, le bébé subira l’excision du prépuce pour des raisons médicales. C'est par ce détour que la loi juive sera respectée. Un autre conflit surgit quand Marie parle à leur fils en allemand: „en l’entendant […] moduler à mon fils ces rythmes si étrangers à moi, il me venait une révolte que je ne pouvais plus masquer. Je lui demandai de le bercer en français“ (Memmi, 84, p. 146). Le père se sent non seulement exclu de la relation mère/ fils mais aussi de la société du colonisateur, cela le ren- 12 A. Memmi: Agar, Paris: Gallimard (collection folio) 1984 - désormais cité dans le texte : Memmi, 84. Alfred Strasser 134 voyant nécessairement à sa judéité. Complétement desabusé, il constate: „L’enfant n’avait rien résolu. Au contraire, notre déchirement enfin admis, il incarna notre drame ; il en devint le symbole et l’enjeu“ (Memmi, 84, p. 146). Dans l’environnement de Tunis, les relations de force entre dominant et dominé se sont renversées: fort de sa famille le narrateur devient dominant vis-à-vis de la fille issue du colonisateur, ce qui se traduit par le fait que peu à peu la gêne de Marie face à la famille du narrateur se transforme en haine et, à la fin du roman, elle quittera son mari; lequel ne pourra que constater que sa tentative de d'émancipation de sa judéité s’est soldée par un échec: Il faut jouer un seul jeu et rigoureusement: le retour définitif à la tradition, cléricalisme compris, ou la rupture sans équivoque. Moi, j’épousais une ‘étrangère’, je refusais de faire circoncire mon fils, mais j’hésitais à choquer les habitants du village (Memmi, 84, p. 136). D’après Albert Memmi, un de moyens de se libérer du ghetto est de vivre dans un Etat des Juifs, l’autre est de s’assimiler à la société du peuple dominant. Les protagonistes des deux romans analysés ont choisi la deuxième solution mais, dans les deux cas, la tentative de se libérer de leur judéité en s’intégrant à la société du peuple colonisateur est vouée à l’échec: soit cela mène à la solitude, comme dans le cas d’Alexandre Mordekhaï, soit cela mène à la séparation d’avec sa femme. Cette tentative s'avère pourtant être une étape nécessaire dans la reconquête de leur identité juive sépharade. Mechtild Gilzmer La littérature sépharade au Québec Regrouper sous un même sigle de „Littérature Sépharade“ des écrivains à personnalité et styles littéraires diverses demandes une explication. Ce „communautarisme“ littéraire qui consiste à regrouper des écrivains selon leur origine - qu’elle soit géographique, ethnique ou religieux est à la mode depuis un certain temps et semble remplacer le concept de „littérature nationale“ à l’ère de la globalisation. Mais qu’il s’agisse de „littérature sépharade“ ou de „littérature migrante“: ces nouvelles notions traduisent des situations peu originales, car la migration ne date pas d’hier. Elle accompagne au contraire l’existence humaine depuis l’âge du temps sans que cela ait produit dans le passé une ségrégation dans le champ littéraire. Force est de constater que le caractère universel de la littérature comme moyen d’expression artistique de la condition humaine est ainsi mise en question par l’idée d’un particularisme littéraire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: d’un regroupement identitaire qui part du principe d’une spécificité potentielle ou réelle d’une „écriture sépharade“, liée à l’origine et à l’appartenance juive et réalisée en exil au Québec. Dans son article sur „L’aventure collective des voix littéraires sépharades au Canada“ 1 Najib Redouane constate à juste titre que l’évocation nostalgique du passé, la perception et la description d’une „identité judéomarocaine“ se trouve au centre des textes autobiographiques de Bob Oré Abitbol et de Mary Abécassis Obadia. 2 Ce même constat vaut aussi pour Le fils de Mogador de David Benoussan et Souvenir ou enfance à Tanger de David Bendayan, intellectuels et écrivains d’origine marocaine vivant à Montréal. Dans leurs parcours imaginaires rétrospectifs à travers les rues et les maisons de l’enfance, les villes Mogador et Tanger deviennent des „lieux de mémoire“ de la vie juive au Maroc. En évoquant ces lieux de leur enfance, les auteurs déclenchent le défilée des souvenirs suivant ainsi la tradition antique de la mnémotechnique selon laquelle il est conseillé de lier chaque idée avec un objet dans une maison pour mieux se souvenir. Mais cette „recherche du temps perdu“ échappe à la réalité et obéit plutôt aux désirs invo- 1 Najib Redouane: „L’aventure collective des voix littéraires sépharades au Canada“, dans: International Journal of Francophone Studies. Volume 7, Number 1-2, 2003, p. 51-65. 2 Id. Mechtild Gilzmer 136 lontaire et inconscient d’idéaliser le passé: „Il faut dire que la mémoire, surtout quand elle est heureuse, est un délice. Elle évoque, ranime le souvenir, prend du plaisir à le répéter et marque son expression de joie et de bonheur.“ 3 Les relations conflictuelles du passé cèdent la place à l’évocation d’une convivialité idyllique entre arabes et juifs qui évacue les conflits qui ont amené à l’exil des derniers. Comme le fait par exemple Armande Abécassis Obadia: Il reste que favorisant la concentration sur des instants de doux bonheurs, de vive convivialité, de tolérance et d’acceptation mutuelle entre les différentes communautés vivant à Tanger, l’écrivaine a délaissé délibérément de façon apparente une réalité amère. [ …] A vrai dire dans son récit, elle rapporte cet événement dans une totale distanciation, comme pour éviter d’entacher ses souvenirs par une page sombre historique et politique, ancrée dans la mémoire collective de son peuple. 4 L’expérience de l’exil, le fait d’être „heimatlos“ provoque cette concentration sur le passé, destiné à garantir l’identité individuelle et culturelle. Mais qu’est-ce qui constitue alors l’identité culturelle des juifs sépharade exilés du Maroc? Cette question nous mène au coeur du problème, le fait que l’identité culturelle est une construction basée sur une langue commune, une histoire partagée, les mêmes traditions et la religion qui s’expriment dans la manière de vivre, la mentalité et également dans la littérature. Mais est-ce que cette identité culturelle naît avec nous ou est-ce qu’elle ne se forge pas au fil des années et des rencontres? Est-ce que celui qui choisit l’exil (peu importe les raisons) ne quitte pas par la force des choses son cocon identitaire et devient Autre? Ceci est aussi vrai que son contraire: c’est à l’étranger que l’on se souvient d’où on vient. Face à l’Autre naît et se confirme une identité juive (sépharade) qui se traduit aussi bien dans la vie quotidienne que dans la littérature. Car c’est le fait de vivre en exil, qui suscite ce désir d’unicité avec quelque chose qui aurait existé au préalable. Plus on se sent „Autre“ on (re-) devient „Autre“. Il n’est donc pas étonnant que l’identité et tout ce qui la constitue (religion, culture, histoire, sexe) soit au centre de la littérature de ces auteurs migrants. Et c’est pour cela aussi que l’histoire et la mémoire jouent un rôle primordial. C’est ce qui explique la préférence pour le genre autobiographique d’une part et le choix de sujet historiques de l’autre chez les auteurs d’origine sépharade. L’autobiographie sert à constituer et affirmer une identité individuelle alors que les récits de personnalités hors du commun, des héros de l’histoire, créent et construisent l’identité nationale et collective. 3 Id., p. 55. 4 Id., p. 61. La littérature sépharade au Québec 137 Partant de ce constat je me propose de regarder de près deux exemples choisis de la „littérature sépharade québécoise“ pour voir comment des auteurs utilisent des personnages et des faits historiques dans leur œuvre. Il s’agit du roman Une juive en Nouvelle-France (2002) de Pierre Lasry et de la pièce de théâtre de Serge Ouaknine Les sorcières de Colomb (1492-1992). 5 Les réflexions qui suivent veulent lancer un débat. C’est pour cela qu’ils mettent l’accent sur l’analyse critique de la récupération de l’histoire et le danger de ce que j’appellerai le „communautarisme littéraire“. Le ton „tranchant“ et peut-être provocateur de certaines de mes remarques s’explique par cette visée et sert à déclencher une discussion et une réflexion approfondie sur les défis de la littérature migrante. Pierre Lasry et le roman des origines: Une juive en Nouvelle-France Ce premier roman de Pierre Lasry reconstitue à partir de sources d’archives, l’histoire et l’aventure d’Esther Brandeau, juive du ghetto de Saint-Esprit près de Bayonne, qui arrive au Québec en 1738 déguisée en homme. Les quelques informations que nous tenons de son voyage et de son séjour au Québec proviennent des lettres et des notes officielles des responsables locaux qui ont essayé en vain de la convertir au Christianisme. Dans le roman de Pierre Lasry ces informations succinctes sont le point de départ pour une histoire mouvementée racontée avec beaucoup de fantaisie et des images saisissantes. La complexité du personnage hors du commun d’Esther Brandau, son refus de soumission et son attitude rebelle ainsi que son jeu avec les identités sexuelles sont pourtant sacrifiés au profit d’une vision réductrice. Pour l’auteur, son attitude rebelle et son refus de se convertir au Christianisme prouvent qu’elle a pris conscience de son origine juive et que sa résistance est le résultat d’une profonde conviction religieuse, alors que les sources ne disent rien de tout cela. Selon Lasry, Esther Brandau vit l’exil et le retour en Europe de manière exemplaire, elle devient représentative du peuple juif. Lors de son voyage de retour elle s’imagine - toujours selon Lasry son mariage avec un Rabbi et la naissance d’un enfant, garant d’un avenir éternel: Esther fera le vide en elle, pour faire place à l’autre. L’enfant qu’elle et Ménahem construiront ce soir-là, avec Dieu comme partenaire, peut-être ne sera pas le Messie. Mais Ménahem et elle seront comme un seul être pour investir dans la création d’un nouveau monde toute la force de leurs pensées. 6 5 Pour un aperçu plus général voir: Mechtild Gilzmer: „Littérature migrante d’origine marocaine au Québec“, dans: Zeitschrift für Kanadastudien, 2/ 2007, pp. 9 -30. 6 Pierre Lasry: Une juive en Nouvelle France, Montréal, 2004, p. 378. Mechtild Gilzmer 138 Ce n’est pas par hasard, si Pierre Lasry a choisi de traiter ce sujet de manière romanesque. Le recours à l’histoire semble une évidence chez lui comme par ailleurs chez d’autres écrivains exilés. L’exil comme toute autre situation de mise en question ou d’ébranlement psychique déclenche un questionnement identitaire, la recherche et/ ou l’invention d’origines réelles ou imaginées. Décrire des événements historiques qui retracent les moments clés d’un peuple, d’un groupe ou d’une personne pour avoir recours ainsi à un mythe fondateur constitue une stratégie littéraire privilégiée pour légitimer une présence sur un autre territoire (l’exil), une nation ou un ordre politique (la situation postcoloniale en l’occurrence). Cette évocation du passé est souvent liée à la création d’un personnage féminin, qui, telle „Maria Chapdelaine“ dans le roman fondateur de la littérature québécoise de Louis Hémon, représente l’unité tant désirée. Cette écriture sexuée où le corps de la femme représente autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire la nation, la colonie ou tout simplement l’Autre est par ailleurs largement utilisée dans la construction de l’identité nationale en Europe et dans le contexte colonial. A la lumière de ces remarques, le recours à l’histoire et au personnage féminin dans le roman de Lasry peut être lu plus précisément comme évocation des origines lointaines, comme métaphore de la fuite et de la persécution des Juifs d’Europe. Et c’est ainsi que le roman est conçu. Serge Ouaknine et l’obsession de la rédemption Serge Ouaknine a écrit la pièce Les sorcières de Colomb en collaboration avec Sol Navarro et mis en scène à Montréal en 1992 à l’occasion des commémorations pour le 500 ième anniversaire de l’expulsion des juifs sépharades d’Espagne dans le cadre de la Quinzaine Sépharde. Ouaknine avait déjà travaillé sur ce sujet, c’est-à-dire la coïncidence temporelle frappante entre la découverte de l’Amérique d’une part et l’expulsion des juifs de l’autre, dans deux mises en scène (1980 à Nancy et 1982 à Montréal). Il dit lui-même à propos de sa fascination pour ce sujet: Ce récit, je le connais depuis mon enfance et par trois fois au cours de ma carrière d’auteur et de metteur en scène, j’ai été hanté, travaillé par la quadrature quasi mythique de ce thème comme si je butais sur l’écran d’une scène primitive, aussi primordiale pour moi-même qu’elle ne le fut pour toute l’humanité. 7 La pièce qui est divisée en dix-sept scènes et un prélude ne raconte pas une histoire de façon linéaire. Oukanine veut que s’en dégagent des structures qui délivrent un message universel. C’est pour cela que les acteurs ne représentent pas des personnages individuels, mais fonctionnent plutôt comme 7 Serge Ouaknine: „Exil, catastrophe et rédemption: 1492 - l’obsession d’une origine“, dans: Identité sépharade et modernité, Québec: PUL 2007, p. 225. La littérature sépharade au Québec 139 de signes, de manière représentative. Il y a d’une part Christoph Colomb, qui est joué par deux acteurs et apparaît sous des traits différents: une fois comme Amiral, envoyé en mission officielle par la reine catholique et puis aussi comme bouffon, une sorte d’Alter Ego. Dans la deuxième partie apparaissent deux sorcières persécutées par l’Inquisition et qui seront brûlées à la fin. Et puis il y a un dernier personnage: „Le noir/ l’indien“ ou bien „L’Autre“ qui représente les victimes de la colonisation et l’étranger, „l’Autre“ en général. Ces cinq rôles sont joués par trois actrices dont deux jouent aussi bien le double Colomb que les deux sorcières. Ce jeu de rôles et de miroirs, cette transformation carnavalesque des bourreaux en victimes constituent un élément clé de la pièce dans le but de représenter aussi bien l’ambiguïté de Colomb que la complexité de l’histoire. Dans un dialogue final, une sorte de délire mystique, les deux sorcières évoquent leurs supplices et leur martyr, détachées de toute réalité physique. Serge Ouaknine qui explique sa pièce et son travail de metteur en scène, dans un long article y insiste sur l’analogie entre l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 et le mythe fondateur du peuple juif, l’exode d’Egypte et la fin de l’esclavage: Je demeure frappé par la similitude quasi ontologique de la aggadah de Pessah et l’Exode des Juifs d’Espagne […] A la catastrophe succédait une rédemption. La mer comme un désert, le choix de demeurer juif comme une alliance renouvelée, Le Nouveau Monde comme une autre Terre promise. La ténacité d’un Torquemada comme un pharaon antisémite, la ténacité de Colomb comme un Moïse rédempteur. 8 L’an 1492 symbolise donc pour lui la répétition de l’exode, destin éternel du peuple juif et mythe fondateur de son existence en Israël. Oukanine dans son „obsession de l’origine“ - tel le sous-titre de son article - focalise l’origine des juifs et leur appartenance religieuse pour en tirer une leçon: J’ai perçu en quoi et comment le peuple juif a choisi Dieu, Hashem, le nom imprononçable, pour premier spectateur de ses actes et, ainsi, en être garant inséparable; tout comme dramaturge, acteur et metteur en scène font du texte une variation toujours actuelle, non seulement de l’espèce humaine mais de la symbolique de tout récit, de la Genèse, la légitimité d’une parole fondatrice, parole errante, acte originel du Créateur. 9 Ce recours à un texte fondateur, la Genèse, interprétée d’une certaine manière inclut la communauté des croyants et il est basé sur l’idée de l’exclusion de ceux qui n’y croient pas. Les acteurs et les spectateurs participent à un rituel qui est perçu comme un acte religieux, une liturgie: 8 S. Ouaknine: „Exil, catastrophe“, p. 221. 9 Id., p. 228. Mechtild Gilzmer 140 La scène du théâtre est ainsi celle du rite qui dit, mais en termes artistiques, ce que le peuple entier chante en ses prières quotidiennes, en ses brassages impétueux de savoirs, de gestes et de langues. Du récit, les variations quasi talmudiques de ses mises en signes, ce confond la Parole fondatrice. 10 La création devient célébration d’une conviction religieuse et exclut tous ceux qui ne croient pas. Dans les deux textes, aussi bien dans le roman de Pierre Lasry que dans la pièce de théâtre de Ouaknine, nous trouvons l’idée d’un éternel retour du peuple juif. Les deux sorcières juives brûlées sont persuadées de leur vie éternelle: Ils peuvent torturer mon corps jusqu’à l’agonie ou la mort … ils peuvent nier mon histoire, mon nom, ma race, ils peuvent tuer ma descendance… mais ils ne peuvent pas me posséder. … parce que ma force c’est la force de la vie… et ils le savent… et ils me craignent, c’est pour ça qu’ils veulent me posséder … moi et mes enfants… 11 Dans une scène analogue dans le roman de Pierre Lasry, un témoin oculaire évoque les persécutions à Barcelone en 1395 dont il a été la victime en disant: Je reviendrai. Dans combien de temps, je ne sais pas. Je me moque du nombre de fois qu’ils me brûleront. Je reviendrai. Un jour, ils comprendront et moi aussi. 12 Dans les deux cas, le retour est présenté comme une certitude inébranlable, une logique historique liée à l’histoire juive. Dans un article sur les „écritures migrantes“ au Québec, l’écrivaine Régine Robin discute „le problème d’une spécificité potentielle ou réelle d’une écriture dite juive“. 13 Parmi les réponses possibles à cette question elle favorise l’idée que l’écrivain juif serait „la figure emblématique de tout écrivain“. Pour illustrer cette idée, elle cite Edmond Jabès qui écrit dans Parcours: En me prévalant de l’un et de l’autre, je ne trahis que le désir - l’ambition - d’être considéré, avant tout, comme un écrivain. Mais comment expliquer alors, le désir - l’ambition - d’être, en même temps, reconnu Juif? Est-ce vraiment un désir, une ambition? Et si cela était, qu’est-ce qui les motiverait? A moins d’envisager au- 10 Id. 11 S. Ouaknine / Sol Navarro: Les sorcières de Colombe (Las Brujas de Colón). 1492-1992, pièce (encore inéditée) créée en 1992 à Motréal. [NdR : ] Cf. Bernard Lavoie: „Les Sorcières de Colomb [compte rendu]“, dans: Jeu. Revue de théâtre, N° 66, 1993, 151-153. 12 P. Lasry: Une juive en Nouvelle-France, p. 16. 13 Régine Robin: „Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues? Les écritures migrantes“, dans: Anna Paola Mossetto (éd.): D’Autres Rêves. Les écritures migrantes au Québec, Anna. Venezia: Supernova 2000, pp. 19-44. La littérature sépharade au Québec 141 trement la question. Qu’est-ce qu’un écrivain? Qu’est-ce qu’un Juif? Juif et écrivain n’ont aucune image d’eux-mêmes à brandir. Ils sont le livre. 14 Pour Régine Robin la question de la relation entre littérature et appartenance juive mène vers une ambiguïté inextricable entre une altérité vécue et une identité désirée: Impossible définition donc, mais un travail du Juif imaginaire, de l’inscription dans l’œuvre d’un héritage culturel perdu ou à demi-perdu, d’une nostalgie, d’un fantasme, d’une condition séculaire, d’une altérité interne, de l’autre en soi ou de soi en un autre. 15 Tout comme Nelly Roffé Guanich dans son article „Exil et littérature sépharade“ 16 , Régine Robin souligne le caractère hybride de certains textes d’auteurs juifs: „Nous dirons que ces écritures sont d’abord des écritures hybrides, non pas au sens péjoratif du terme, au contraire, au sens que M. Bakhtine donne à ce terme.“ 17 Selon Sherry Simon un texte hybride: „(…) interroge les imaginaires de l’appartenance, en faisant état de dissonances et d’interférences de diverses sortes. […] c’est-à-dire un texte où la confrontation des éléments disparates produit du nouveau, de l’imprévisible.“ 18 La critique littéraire postcoloniale a crée différentes notions pour désigner l’expérience du flottement entre les cultures et les identités et sa manifestation dans des textes littéraires, dont le terme „hybridité“. Régine Robin en propose d’autres: Ecritures transnationales et transculturelles, elles opèrent le passage de la transe au paradigme du trans, de l’identité assignée à celle de la traversée. Elles mettent en scène des identités de parcours, d’itinéraires, non fixées, sans être totalement dans l’éclatement. Ce sont des écritures de l’entre-deux, de la béance, de l’interstice, ou […] de l’enracinerrance. Ecriture du déplacement, du passage. 19 Nelly Roffé Guanich quant à elle utilise le terme de „hors-lui“ pour désigner cet état de l’entre deux cultures. Elle souligne que „les écrivains venus d’ailleurs vivent dans un hors-lieu qui permet le passage dans l’imaginaire quand il y a trop de mémoire ou trop d`étrangeté“. 20 Elle donne l’exemple de Naïm Kattan, écrivain juif et arabe, originaire de l’Irak qui rappelle que l’écrivain doit accepter le déplacement de son espace: 14 Edmond Jabès: Parcours, Paris: Gallimard 1985, p. 54. 15 R. Robin: „Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues? “, p. 34. 16 Nelly Roffé Guanich: „Exil et littérature sépharade“, dans: Identité sépharade et modernité, pp. 228 - 235. 17 R. Robin: „Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues? “, p. 35. 18 Sherry Simon: „Hybridité culturelles, hybridités textuelles“, dans: François Laplantine et al. (éd.): Récit et connaissance, Lyon: Presses de l’Université de Lyon, 1998, pp. 233- 234. 19 R. Robin: „Les champs littéraires sont-ils désespérément monolingues? “, pp. 35-36sqq. 20 Roffé-Guanich: „Exil et littérature sépharade“, p. 232. Mechtild Gilzmer 142 Poursuivant la même idée, Naïm Kattan ajoute que l’artiste venu d’ailleurs, porteur de son histoire et de sa vision, ne peut survivre qu’en participant au mouvement de l’Histoire. Le danger serait de figer sa mémoire dans ce double exil qui s’accroche au passé ou nie le présent. 21 Alors que selon Roffé Guanich, la littérature sépharade est caractérisée par une opération de „déterritorialisation […], qui défait et refait des identités“ 22 , les deux auteurs que j’ai présentés pratiquent le contraire. Dans leurs textes, l’histoire est utilisée pour créer et affirmer une identité juive une et indivisible qui est caractérisée une fois pour toute par la persécution, l’exil et le retour en Israël du peuple juif dans un avenir lointain. Mais en soulignant cette particularité, l’écrivain juif renforce son altérité et se retranche derrière elle. Il la décrit comme le propre de son identité alors que d’autres expériences „identitaires“ ont pu faire de lui quelqu’un d’autre. 21 Id. 22 Id. Diana Haußmann Yasmina Khadra: L’Attentat - Est-il possible de vivre en Israël sans développer une conscience politique? L’Attentat partie d’une trilogie Yasmina Khadra (* 1956), écrivain et ancien militaire algérien, publie ses premières œuvres littéraires au cours des années 1980 sous son vrai nom Mohamed Moulessehoul. 1 Ses premiers grands succès seront dus à une série de romans policiers 2 qu’il construit autour du personnage du Commissaire Llob, ‘flic’ incorruptible qui agit en critique ironique du système social algérien. 3 C’est à ce moment que, pour des raisons de sécurité et pour pouvoir rester dans les fonctions militaires, l’auteur opte pour un pseudonyme, qui sera d’abord Commissaire Llob et ensuite Yasmina Khadra, nom de plume qu’il garde jusqu’à présent. Après sa retraite de l’armée, Yasmina Khadra se voue entièrement à la littérature et commence à écrire des romans dans lesquels se reflètent l’actualité de la guerre civile algérienne des années 1990 d’un côté et de l’autre celle des conflits majeurs qui bouleversent le monde arabe. C’est dans ce cadre que naît une trilogie qui inclura les romans Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad. 1 Amen (1984), Houria (1984), La fille du pont (1985), El Kahira (1986), De l’autre côté de la ville (1988), Le privilège du Phénix (1989). 2 Le Dingue au bistouri (1990), La Foire des Enfoirés (1993), Morituri (1997), Double Blanc (1998), L’Automne des chimères (1998), La Part du mort (2004). A partir de la ‘trilogie française’ (3 ème - 5 ème volume de la série), l’auteur opte pour son pseudonyme actuel Yasmina Khadra, cf. Beate Burtscher-Bechter: Algerien - ein Land sucht seine Mörder. Die Entwicklung des frankophonen algerischen Kriminalromans (1970-1998), Frankfurt a.M., IKO Verlag, 1999, 204/ 205. 3 Id. Diana Haußmann 144 A la recherche des motifs, à la recherche de soi-même Tandis que les autres romans de la série abordent successivement les problématiques de l’Afghanistan 4 et de l’Irak 5 contemporains, avec L’Attentat, l’auteur ose mettre les pieds sur un terrain encore plus sensible: celui de l’Israël de la deuxième intifada. 6 C’est là que le docteur Amine Jaafari mène une vie tranquille au sein de la haute société de Tel-Aviv. Né pauvre, c’est uniquement grâce à ses talents et son ambition qu’il a réussi une carrière remarquable de chirurgien. A la réussite professionnelle se rajoute le bonheur privé, car Jaafari se sait estimé par ses collègues et tendrement aimé par sa femme Sihem qu’il adore de son côté. Sa vie correspond à celle d’un haut bourgeois israélien ‘normal’ - sauf qu’il n’est pas Juif. Certes, il a la nationalité israélienne, mais c’est pour des raisons de carrière qu’il l’a choisie, car le docteur est d’origine palestinienne et donc arabe et musulman. Personnage ‘métis’, Jaafari paraît, à ce moment de l’histoire israélo-palestinienne, particulièrement prédestiné à vivre un conflit de conscience, à ne pas savoir de quel côté se mettre. Cependant, il n’en est rien: le docteur semble aveugle pour la politique et ne pas se rendre vraiment compte de la guerre qui règne dans son entourage. C’est seulement en termes professionnels qu’il entre en contact avec elle, lorsqu’il essaie d’en sauver les victimes. Au reste, il préfère s’enfermer dans sa tour d’ivoire, sa vie, dans laquelle il n’a poursuivi que le seul but de devenir médecin, ne lui permettant pas de regarder ni de droite ni de gauche. Non sans une certaine arrogance, Jaafari reste convaincu que sa profession lui permet de trôner au-dessus des camps - jusqu’au jour où sa femme se fait exploser dans un restaurant bondé au centre de Tel-Aviv, causant non seulement sa propre mort, mais aussi celle d’une vingtaine d’autres personnes dont la majorité sont des enfants. C’est là que le protagoniste se voit obligé de quitter sa position de supposée neutralité et commence à se poser des questions: pourquoi sa femme, qu’il croyait aussi heureuse que lui et qui ne manquait de rien, s’est-elle faite tuer en kamikaze? Comment a-t-elle pu faire sans qu’il ne se doute de rien? Ces questions initiales déclencheront chez le protagoniste un processus de réflexions. Celui-ci sera au centre de la présente contribution, car, si, dans un premier temps, Jaafari se met à parcourir l’Israël et la Palestine dans tous les sens pour éclaircir les motifs qui aient pu pousser sa femme à préférer une mort atroce à sa vie de luxe, sa recherche deviendra ultérieurement une quête de soi-même, une confrontation avec ses racines, une prise de conscience de la tour d’ivoire dans laquelle il s’est enfermé pendant des années, et éventuellement aussi la mise en question de cette tour d’ivoire. 4 Yasmina Khadra: Les Hirondelles de Kaboul, Paris: Éditions Julliard 2002. 5 Y. Khadra: Les Sirènes de Bagdad, Paris: Éditions Julliard 2006. 6 Y. Khadra: L’Attentat, Paris: Éditions Julliard 2005 - désormais cité dans le texte (AT). Le roman a obtenu plusieurs prix littéraires dont le Prix des libraires en 2006. Yasmina Khadra: L’Attentat 145 Y a-t-il des raisons pour se faire kamikaze? Lorsqu’on apprend à Amine Jaafari que sa femme est à l’origine de l’attentat, sous le premier choque, il refuse d’y croire. A la morgue, il voit certes les „membres déchiquetés“ (AT, 34) du corps, tandis que la tête a été „étrangement épargnée“ (AT, 34), et ses connaissances de médecin devraient lui dire qu’il s’agit là de „blessures caractéristiques des kamikazes intégristes“ (AT, 37). Mais la police a beau lui expliquer cela, il insiste que Sihem devait être entrée dans ce restaurant par hasard et qu’elle est devenue victime de l’attentat. Et même lorsqu’on le confronte avec des preuves écrasantes, il refusera de se détromper: que Sihem n’ait pas rendu visite à sa grand-mère comme elle lui avait dit, il le juge impossible. Peut-être la vieille femme commence à perdre la mémoire. Que Sihem ait quitté l’autocar en direction de Nazareth au milieu de la route, cela ne peut pas être vrai, le conducteur „raconte n’importe quoi“ (AT, 51). Qu’aucune organisation intégriste n’ait revendiqué l’attentat, cela lui semble la preuve que sa femme n’est pas „une tueuse d’enfants“ (AT, 56). Jaafari garde rancune à ceux qui voient plus clair que lui et continue à croire sa compagne incapable d’un tel acte de violence jusqu’à ce qu’il en ait la preuve en noir sur blanc: dans une lettre d’adieu assez pathétique, Sihem déclare à son mari que la vie dans un monde en continuelle guerre où la plupart de la population palestinienne est frappée par la misère n’a pas de sens pour elle et lui demande: „A quoi sert le bonheur quand il n’est pas partagé, Amine, mon amour? “ (AT, 74). Réalisant enfin que son mariage, tel qu’il le percevait, s’avère une illusion, le veuf récent vivra un autre grand choque: La feuille m’échappe, me tombe des mains. D’une secousse, tout s’effondre. Je ne trouve nulle part la femme que j’ai épousée pour le meilleur et pour toujours, qui a bercé mes plus tendres années, paré mes projets de guirlandes étincelantes, comblé mon âme de douces présences. Je ne retrouve plus rien d’elle, ni sur moi ni dans mes souvenirs. […] Je suis comme catapulté par-dessus une falaise, aspiré par un abîme. Je fais non de la tête, non des mains, non de tout mon être… Je vais me réveiller … Je suis réveillé. Je ne rêve pas. La lettre gît à mes pieds, bien réelle, remettant en question l’ensemble de mes convictions, pulvérisant une à une mes plus coriaces certitudes (AT, 74sq.). Si la lettre fournit la preuve au protagoniste que son épouse est à l’origine de l’attentat, elle reste cependant assez vague concernant ses motifs. La douleur que Sihem ait pu éprouver face à la souffrance de son peuple n’explique pas suffisamment sa décision fatale. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’une femme à la fleur de l’âge, „belle et intelligente, moderne, bien intégrée, choyée par son mari et adulée par ses amies en majorité juives“ (AT, 53), et qui, d’après ce que le roman nous apprend, ne s’était jamais sérieusement engagée dans la politique, choisit à se faire exploser au milieu d’une foule d’innocents. Diana Haußmann 146 Ainsi, dans l’espoir de trouver des réponses plus satisfaisantes, Jaafari décide-t-il de partir retracer le chemin de sa femme et commencera son ‘enquête’ à Bethléem, lieu où la lettre de Sihem a été postée et donc seul repère du protagoniste. Au fur et à mesure qu’il avance sa recherche, il apprend que c’était son neveu qui a amené Sihem à coopérer avec le mouvement (sans que celui-ci soit caractérisé de plus près), qu’elle s’était d’abord contentée de procurer de l’argent à l’organisation et que, plus tard, elle était déterminée à faire le dernier pas, parce qu’elle se réclamait „Palestinienne à part entière“ (AT, 214). Or, si Jaafari s’est longtemps entêté à croire que les membres de l’organisation ont „tué [s]a femme“ (AT, 143), il se voit finalement contraint de regarder la vérité en face: son épouse a milité tout en lui cachant et ses convictions et son engagement, et elle a librement choisi de mourir; la „cage dorée“ (AT, 206) dans laquelle elle vivait ne lui suffisant pas pour son bonheur. Alors seulement il réalise pleinement que la femme qu’il croyait aimer n’a jamais existé, n’était que sa propre illusion de l’épouse idéalisée: 7 Je ne voyais que les joies qu’elle me prodiguait et ne soupçonnais aucune de ses peines, aucune de ses faiblesses… Je ne la vivais pas vraiment, non - autrement je l’avais moins idéalisée, moins isolée. Maintenant que j’y pense, comment aurais-je pu la vivre puisque je n’arrêtais pas de la rêver (AT, 180). Si sa mort lui révèle des côtés de son épouse dont il ne se doutait en aucun moment de leur vie de couple, Jaafari n’a toujours pas trouvé de résultats précis concernant les motifs de l’attentat. Une jeunesse difficile, le désespoir face à la misère palestinienne, son tempérament plutôt mélancolique malgré sa vie en apparence parfaite sont certainement des indications, mais qui ne déterminent cependant pas forcément une personne à emprunter le chemin du terrorisme. En tout, le roman ne donne pas de réponse satisfaisante à cette question, si ce n’est une argumentation en faveur de l’irrationnel, comme le chef de police, désemparé, essaie d’expliquer à Jaafari: Je crois que même les terroristes les plus chevronnés ignorent vraiment ce qui leur arrive. Et ça peut arriver à n’importe qui. Un déclic quelque part dans le subconscient, et c’est parti. […] Ou ça te tombe sur la tête comme une tuile, ou ça s’ancre en toi tel un ver solitaire. Après, tu ne regardes plus le monde de la même manière. Tu n’as qu’une idée fixe: soulever cette chose qui t’habite corps et âme pour voir ce qu’il y a en dessous. À partir de là, tu ne peux plus faire marche en arrière (AT, 95/ 96). 7 Le personnage de l’épouse idéalisée apparaît fréquemment dans les romans de Yasmina Khadra, voir aussi Les Hirondelles de Kaboul, A quoi rêvent les Loups, Les Agneaux du Seigneur. Surtout Mina, la femme du Commissaire Llob, semble l’incarnation de l’épouse idéale musulmane, qui, discrète et toujours compréhensive, renonce à sa propre carrière pour se vouer entièrement à son mari et ses enfants, cf. Beate Burtscher- Bechter: Algerien - ein Land sucht seine Mörder, p. 225. Yasmina Khadra: L’Attentat 147 Est-il possible de vivre en Israël sans choisir un camp? La prise de conscience douloureuse du protagoniste ne s’arrête cependant pas à ce point. La situation se détériore encore lorsque l’autre grande illusion de sa vie, son intégration dans la société israélienne qu’il juge si exemplaire, s’effondre en même temps que celle de son parfait amour. Avant l’attentat, Jaafari se considère comme „[…] un éminent chirurgien qui a souvent fait la fierté de sa ville et qui incarne la plus réussie des intégrations“ (AT, 46). Son exceptionnelle réussite professionnelle, ses amis et son voisinage juifs, ses collègues juifs avec lesquels, d’après ce qu’il croit, toute rivalité serait de nature professionnelle, laissent le protagoniste convaincu qu’il vit au milieu de la société israélienne sans se distinguer de ses pairs. Néanmoins, déjà en ces temps apparemment heureux, de petits incidents indiquent que l’image parfaite que le docteur se fait de sa vie est plus fragile qu’il ne croit et menace de s’écrouler à tout moment: ainsi, un homme blessé refuse-t-il de se laisser traiter par lui, parce qu’il le reconnaît arabe. Et lorsqu’il rentre de la clinique en voiture après l’attentat, Jaafari est arrêté par la police à cause de son „faciès suspect“ (AT, 26). Il ne s’en soucie pas trop: „C’est toujours ainsi après un attentat. Les flics sont sur les nerfs […]“ (AT, 26). Mais dès que la nouvelle se répand que Sihem est responsable de l’attentat, la situation change dramatiquement. Il ne s’agit plus seulement de petits incidents que Jaafari arrive à refouler avec succès pour que son image parfaite ne souffre pas d’égratignures. Il s’agit désormais de discrimination et de racisme ouverts: sa maison sera perquisitionnée par les forces de sécurité, pendant que lui-même subit un interrogatoire pénible, car on l’accuse d’être le complice de Sihem. Les réactions de son entourage sont hostiles: le capitaine Moshé ne se montre pas seulement malveillant envers son détenu parce qu’il le soupçonne d’avoir été au courant de l’attentat, mais aussi parce que ce médecin d’origine palestinienne gagne beaucoup plus d’argent que lui, en même temps qu’il jouit d’une plus grande estime sociale: „Moi qui suis juif et officier des services israéliens, je ne bénéficie pas du tiers des égards qui vous sont rendus tous les jours par cette ville. Et ça me chamboule comme c’est pas possible“ (AT, 53). Les voisins du quartier ne lui adressent plus la parole, et lorsqu’il rentre après l’interrogatoire, il retrouvera sa maison sens dessus dessous. Essayant de chasser deux jeunes hommes qui sont en train de dévaster son jardin, le docteur se trouve aussitôt au milieu d’une meute en colère qui lui lance des „[s]ale terroriste“ (AT, 62), „sale Arabe“ (AT, 63) et n’hésite pas à l’agresser physiquement. Les collègues de l’hôpital ne font pas preuve de solidarité, eux non plus, son ancien rival Ilan Ros profite au contraire de la situation pour l’empêcher de reprendre son travail. A part du docteur Kim, qui restera en amie fidèle aux côtés de Jaafari, personne ne lui fera plus confiance, même pas son intime Naveed Ronnen, qui, en tant que chef de police, le fait prendre en filature Diana Haußmann 148 par le Shin Beth. La grande carrière est donc terminée, on ne voit plus en lui le chirurgien brillant et bien intégré, mais il devient l’Autre, l’Arabe, „indissociable du bougnoule de service“ (AT, 85), l’ennemi dont la femme a menacé l’intégrité de l’état d’Israël. Trahi par ses proches et seul parmi tous ces Israéliens qui le regardent avec méfiance et le traitent avec mépris, le docteur Jaafari est obligé de se réveiller de son rêve de neutralité politique dans lequel il a soigneusement évité de se poser des questions d’identité. Qu’il ait opté pour la nationalité israélienne, qu’il vive en Israël depuis de nombreuses années, qu’il n’ait pas hésité à refouler ses origines palestiniennes, cela ne veut pas dire qu’il est devenu Israélien. Car, si l’on veut définir une identité non seulement à travers la nationalité, mais aussi à travers des valeurs culturelles et, dans le cas particulier d’Israël, avant tout religieuses, clairement, Amine Jaafari n’est pas Israélien. Bien qu’il ne soit pas pratiquant, il est resté musulman et s’est aussi marié avec une musulmane. Quant aux valeurs culturelles, Jaafari ne s’en fatigue pas, car il ne leur attribue pas de grande importance. Pour définir sa position dans la société israélienne, il a compté sur sa seule profession. C’est pour cela qu’il s’étonne que son entourage le perçoive comme l’Autre: […], je n’affiche ma religiosité nulle part. Depuis l’université, j’essaie de m’acquitter scrupuleusement de mes tâches citoyennes. Conscient des stéréotypes qui m’exposent sur la place publique, je m’évertue à les surmonter un à un, offrant le meilleur de moi-même et prenant sur moi les incartades de mes camarades juifs. Très jeune, j’avais compris que le cul entre deux chaises ne rimait à rien et qu’il me fallait vite choisir un camp. Je me suis choisi pour camp ma compétence, et pour alliés mes convictions, persuadé qu’à la longue je finirais par forcer le respect (AT, 99/ 100). Se vouloir médecin, ni plus, ni moins, cela semble rendre les choses tellement plus faciles, cela évite au protagoniste de se définir Israélien ou Palestinien. Mais au moment où s’écroule entièrement la vie qu’il s’était choisi, il prendra conscience que les tâches citoyennes qu’il croit avoir respectées ne lui garantissent pas l’appartenance à la société israélienne. Il comprendra qu’une profession, même si, dans son cas, elle paraît presque vocation, ne suffit pas comme seul repère identitaire. Tout autant que son mariage, l’identité israélienne du protagoniste se révèle une illusion. Pourtant, il n’est pas prêt à faire demi-tour et plus loin encore de se réclamer Palestinien. N’ayant pas mis ses pieds en Palestine depuis une dizaine d’années, il semble avoir perdu la mémoire de son pays et de sa famille. Lors de son voyage à Bethléem, Jaafari s’étonne ainsi de voir sa sœur et son beau-frère vivoter dans la misère. Il n’arrive pas à comprendre leur peur de se compromettre devant les voisins et les autorités locales lorsqu’ils aident un ‘Israélien’, car - ironie du sort - ses anciens compatriotes le regardent comme un ennemi, eux aussi. Il garde rancune à sa famille, parce qu’elle ne sait pas lui donner des renseignements sur Yasmina Khadra: L’Attentat 149 l’engagement de Sihem ou fait semblant de ne rien savoir. Et il est agacé quand, à la mosquée de Bethléem, on le félicite pour ‘l’acte héroïque’ de son épouse et qu’on le chasse ensuite, car les groupes militants palestiniens le soupçonnent de coopérer avec le Shin Beth ou pensent du moins que le service secret est à ses trousses. Inconscient du danger auquel il expose ces gens par sa seule présence, Jaafari n’arrête pas de harceler les responsables de la résistance afin de trouver ses réponses. Inconscient aussi de son choix de mots, il jète islamistes, intégristes et terroristes dans le même moule et mène son argumentation contre le terrorisme d’un point de vue israélien, comme un des Palestiniens le fait remarquer: À force de vouloir ressembler à tes frères d’adoption, tu perds le discernement des tiens. Un islamiste est un militant politique. Il n’a qu’une seule ambition: instaurer un État théocratique dans son pays et jouir pleinement de sa souveraineté et son indépendance… Un intégriste est un djihadiste jusqu’au-boutiste. Il ne croit pas à la souveraineté des États musulmans ni à leur autonomie. […] Nous ne sommes ni des islamistes ni des intégristes, docteur Jaafari. Nous ne sommes que les enfants d’un peuple spolié et bafoué qui se battent avec les moyens du bord pour recouvrer leur patrie et leur dignité, ni plus ni moins (AT, 156). Si cette confrontation ne peut toujours pas décider le protagoniste d’abandonner sa position neutre, la continuation de son voyage lui apprendra des vérités plus cruelles. À Janin, où il part retrouver son neveu, la guerre est très visible, et la ville se présente au visiteur avec „[s]es hameaux en état de siège; les check-points à chaque bretelle; des routes jalonnés de voitures carbonisées, foudroyées par les drones“ (AT, 195). Il est véritablement choqué devant la destruction et le désespoir qui y règnent, mais le cousin qui l’accompagne se hâte à lui expliquer qu’il n’a encore rien vu, car „l’Enfer est un hospice par rapport à ce qui se passe ici“ (AT, 195). Le jeune homme de dix-huit ans chargé de le conduire chez son neveu lui déclare avec fierté qu’il n’a rien à craindre tant qu’il reste à ses côtés, car „[c]’est mon secteur, ici. Dans un an ou deux, c’est moi qui le commanderai“ (AT, 204). Enfin, après que le mouvement l’a pris en otage pendant trois jours, pour lui donner une idée de ce que cela signifie de sentir de près la mort, Jaafari est capable de mesurer l’ampleur de la catastrophe et s’apprête à ouvrir les yeux: À Tel-Aviv, j’étais sur une autre planète. Mes œillères me cachaient l’essentiel du drame qui ronge mon pays; les honneurs que l’on me faisait occultaient la teneur véritable des horreurs en passe de transformer la terre bénie de Dieu en un inextricable dépotoir où les valeurs fondatrices de l’Humain croupissent, les tripes à l’air, […] (AT, 196). C’est alors qu’il décide de renouer avec son passé et rejoint la ferme de son grand-oncle. Mais le jour où le petit-fils du patriarche se fait tuer dans un attentat suicide à son tour, là aussi, les moments tranquilles sont finis. Des bulldozers israéliens arrivent pour détruire le domaine tribal, laissant à ses Diana Haußmann 150 habitants une demi-heure pour sauver tout ce qui leur est cher de la maison. Pour l’évolution du protagoniste, cet incident grave marque le tournant définitif, si bien qu’à la fin de son „voyage initiatique“ (AT, 225), Jaafari est prêt à choisir son camp: il n’est plus seulement médecin de peur d’avoir „le cul entre deux chaises“ (AT, 99). Sans renoncer à sa profession, il se définit désormais Palestinien, souffrant comme tous ses compatriotes de la brutalité de l’armée israélienne et sentant comme eux qu’elle a tort de se venger en chassant des vieillards de leur demeure. Il a beau refuser toute opinion politique, en fin du compte, il voit qu’il y a des situations dans lesquelles même quelqu’un qui se veut neutre est obligé de prendre parti. Il abandonne alors sa tour d’ivoire, car „[c]’est quoi, être neutre? On ne peut pas être neutre à la croisée des chemins. On est obligé de choisir une destination“. 8 Or, si prise de conscience il y a, on ne sait cependant pas si celle-ci serait durable et dans quelle mesure elle réussirait à changer le comportement du protagoniste, car, à la fin du roman, il meurt - ironiquement suite à une attaque de l’armée israélienne. 9 Rendre justice aux deux côtés? Concernant le sujet central du roman, la supposée neutralité politique du protagoniste, une autre question s’impose encore: celle de la neutralité de l`écrivain. Comment un auteur arabe peut-il aborder le conflit israélopalestinien, et est-il capable de rendre justice aux deux côtés? D’après son propre estime, cela ne pose aucun problème à Yasmina Khadra. Tout d’abord, l’écrivain refuse de réduire son cadre thématique à la seule Algérie et se prononce clairement contre ce qui serait une „littérature endémique“ 10 et a voué jusqu’ici toute son œuvre littéraire aux sujets du terrorisme et d’oppression dans les pays arabes. Dans le cas particulier de L’Attentat, il est convaincu d’avoir écrit „LE livre du conflit israélo-palestinien.“ 11 Conscient du danger de reproduire les antagonismes stéréotypés, piège que de nombreux romans abordant ce sujet n’auraient pas su éviter, 12 Yasmina Khadra 8 Y. Khadra: A quoi rêvent les loups: Paris, Éditions Julliard 1999, p. 62. 9 Cela vaut pour la plupart des romans de l’auteur, dans lesquels, en général, le protagoniste meurt à la fin. 10 Y. Khadra: „J’ai voulu écrire LE livre du conflit israélo-palestinien“, dans: Jeune Afrique l’Intelligent, 233, 2005, pp. 82-91, p. 84. 11 Id., p. 83. 12 „Je dirais simplement que les romans que j’ai lus, arabes, israéliens ou autres ne m’ont pas convaincu. Tous privilégient la confrontation juif-palestinien et, naturellement, en défendant des thèses radicalement opposées, cèdent, par endroits, aux discours ambiants qui, finalement, n’apportent ni éclairage objectif sur le malentendu ni la possibilité d’une solution“ (Y. Khadra: „Le rêve algérien“, in: Algérie-Liberté, 30-10-05. Yasmina Khadra: L’Attentat 151 dit avoir relevé le défi justement parce que, en tant qu’auteur arabe, il montrerait le conflit sous un angle différent et inattendu. L’Attentat tire son originalité effectivement de ce que son auteur s’éloigne de la dimension politique du conflit pour le situer d’un côté „dans l’intimité d’un couple apparemment heureux“ 13 et pour l’établir de l’autre côté à l’intérieur d’un seul personnage: „[…] au lieu de recourir aux traditionnels antagonismes, j’ai chargé un personnage de les incarner tous: le Dr. Amine Jaafari est Israélien d’origine arabe.“ 14 Par ailleurs, Yasmina Khadra évite le cliché courant de la pauvreté qui plongerait le lecteur plutôt dans une contemplation compatissante de la situation palestinienne au lieu de l’obliger à faire son analyse. 15 La constellation initiale atypique du roman oblige ainsi le lecteur à entrer plus profondément dans la matière qu’il l’aurait dû si le roman confrontait clairement deux camps opposés, si bien qu’il ne peut pas continuer à se raccrocher à quelquonque opinion politique préfabriquée. Devant une femme qui est capable de tuer de nombreux enfants innocents pour ses convictions politiques, il restera certainement choqué. Il le sera aussi lorsqu’il apprend combien de jeunes Palestiniens dans le roman sont prêts à se faire exploser au nom de leur patrie. Mais il ne peut pas non plus applaudir à la discrimination et au racisme que le protagoniste subit de la part de ses compatriotes juifs, et il sera très probablement affecté par le comportement brutal dont fait preuve l’armée israélienne. Ce qui crée une sorte de triste équilibre dans l’Attentat, c’est que le lecteur assiste aux atrocités des deux côtés, qui ne se situent pas à un niveau politique et donc abstrait, mais qui affectent des individus dont la souffrance quotidienne paraît difficilement supportable. Il hésitera donc à s’orienter vers l’un ou l’autre côté et se rendra surtout compte de l’absurdité d’une violence qui ne résoudra jamais le conflit. Un travail historique Yasmina Khadra a su contourner des clichés courants et démontre les torts et les souffrances du camp des Israéliens comme de celui des Palestiniens. Cependant, s’il choisit un sujet aussi actuel que la deuxième intifada, l’auteur est obligé de témoigner de la violence dans son immédiat et court ainsi le risque de ne pas garder la distance pourtant nécessaire pour la création artistique. On pourrait donc lui reprocher que, à force de rapporter des 13 Id. 14 Id. 15 „Le Dr. Jaafari n’est pas un Arabe miséreux, livré à un quotidien cruel et imprévisible. C’est un éminent chirurgien, un notable de Tel-Aviv, un Arabe qui a parfaitement réussi son intégration. Je crois que toute l’originalité de mon roman se situe à ce niveaulà“ (id.) Diana Haußmann 152 brutalités à cru, il cause l’indifférence de ses lecteurs et soit un écrivain de l’urgence. 16 Bien que l’auteur refuse nettement cette notion, 17 on ne saurait lui contester un certain engagement social et politique. Ecrivant non seulement pour une minorité intellectuelle mais pour un public assez large et discutant des sujets actuels dans tous ses romans, il veut certainement contribuer à sensibiliser ce public aux problèmes du monde arabe. Avec L’Attentat, Yasmina Khadra estime avoir ouvert une vue sur la deuxième intifada qu’à présent ni le journalisme ni d’autres médias ni les études historiques ne seraient capables de fournir. 18 Grâce à son choix d’éloigner l’action de son roman d’un niveau politique, il ne semble pas courir le danger de laisser le lecteur indifférent à ce qui se passe en Israël, mais l’aide au contraire à se mettre à la place des inidvidus qui subissent cette violence quotidienne. Ainsi, même s’il ne propose pas une véritable solution au dilemme que vit son protagoniste, l’écrivain donne un aperçu de la situation israélopalestinienne actuelle sous l’angle de la tragédie humaine, ce dont une historiographie officielle ne saura jamais témoigner. 16 Pour les notions problématiques d’ ‘écrivain de l’urgence’ et ‘littérature de l’urgence’ et la valeur discutable que l’on attribue à une telle écriture cf. Charles Bonn: „Paysages littéraires algériens des années 90 et post-modernisme littéraire maghrébin“, dans: Charles Bonn (ed.): Paysages littéraires algériennes des années 90: témoigner d’une tragédie, Paris, Éditions l’Harmattan, 1999, pp. 7-23 ainsi que Beate Burtscher-Bechter et Birgit Mertz-Baumgartner: „Témoignage et/ ou subversion - une relation paradoxale? “, dans: Beate Burtscher-Bechter et Birgit Mertz-Baumgartner (ed.): Subversion du réel. Stratégies esthétiques dans la littérature algérienne contemporaine, Paris: Éditions l’Harmattan 2001, pp. 9-23. 17 Y. Khadra: „Je ne suis pas un écrivain de l’urgence“, dans: El Watan, 15-05-05. 18 Y. Khadra: „Le rêve algérien“. Pour les mérites de Yasmina Khadra d’aborder constamment des sujets autour de l’intégrisme et sa contribution à éclaircir des faits qui sont trop récents pour que l’Histoire puisse les approcher cf. Louiza Kadari: De l’utopie totalitaire aux œuvres de Yasmina Khadra, approches des violences intégristes, Paris: Éditions l’Harmattan 2007, p. 144. Monique Jutrin Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences Et c’est l’heure ô Poète de décliner ton nom, ta naissance et ta race. 1 Toute interrogation sur la condition de l’écrivain juif d’Occident se heurte à d’infinies ambiguïtés. Toutefois certaines œuvres ne pourront être véritablement éclairées si l’on élude leur dimension juive. C’est ce que nous avions compris, au début des années ‘70, lorsque, à l’initiative de Denise Galperin, avait été créé un groupe de recherche interuniversitaire consacré à l’étude des auteurs juifs européens de langue française et allemande. Nous avons examiné sous cet éclairage l’œuvre de Marcel Schwob, de Marcel Proust, d’Albert Cohen, de Claude Vigée, et de bien d’autres. Si je rappelle ce fait, c’est pour souligner que le sujet lui-même rencontrait pas mal de résistance à l’époque, aussi bien en Israël qu’en France, et certains hésitaient à l’aborder. J’ajoute que nous avons rapidement abandonné l’idée d’élaborer quelque théorie susceptible de s’appliquer à des œuvres aussi diverses, même si certains thèmes étaient communs et récurrents. Je ne parlerai pas de „poésie juive“, mais de poètes juifs ou plutôt de Juifs poètes, tout en m’efforçant de donner des exemples concrets. Dans ce survol des Juifs poètes de langue française, je m’arrêterai à trois œuvres que je juge particulièrement significatives: celles d’André Spire, de Benjamin Fondane et de Claude Vigée. 2 C’est dans la deuxième moitié du 19 ième siècle que l’on voit apparaître des écrivains juifs sur la scène littéraire française. Pour la poésie, cette époque correspond à celle du Parnasse et du symbolisme; elle est aussi contemporaine de la montée de l’antisémitisme qui culmine avec l’affaire Dreyfus. 1 Ce verset de Saint-John Perse, qui clôture le poème Exil, Benjamin Fondane l’avait placé en exergue à sa dernière version d’Ulysse en 1942. 2 C’est fort récemment que j’ai découvert par hasard les liens étroits existant entre ces trois poètes. Comme le nom d’André Spire figure dans le carnet d’adresses de Benjamin Fondane vers 1936, j’ai interrogé Marie-Brunette Spire qui m’apprit que les deux hommes s’estimaient profondément et se rencontraient. Quant à Claude Vigée, il a rencontré Spire pendant la guerre à New York; il n’a découvert qu’après la guerre l’œuvre de Fondane. Monique Jutrin 154 Parmi les poètes symbolistes, un certain nombre sont juifs: Ephraïm Mikhaël, Bernard Lazare, Catulle Mendès, Gustave Kahn. La présence de ces auteurs juifs suscite souvent des réactions hostiles. Même si Marcel Schwob n’est pas à proprement parler „un poète“, le cas de l’auteur du Livre de Monelle est particulièrement emblématique de la situation d’un auteur juif à l’époque, et de l’hostilité que son œuvre peut provoquer. 3 Ainsi, sous la plume d’un certain Félicien Pascal, on peut lire dans la Libre Parole du 18 novembre 1892, que, dans le conte intitulé „Le Roi au masque d’or“, „se dissimule subtilement un art juif“. Selon l’auteur de l’article, „les instincts de la race“ y transparaissent: car, „sous le masque d’or le despote voile la laideur de sa lèpre, comme les milliardaires juifs cachent, sous leur luxe insolent, la misère de leurs monstrueux égoïsmes et la terreur des expiations imminentes“. L’exemple que je viens de citer est d’une virulence extrême, et il faut reconnaître que l’œuvre de Schwob a été l’objet de commentaires plus pertinents. Cependant le journal intime des auteurs de l’époque est souvent révélateur. Ainsi, le jeune Léautaud, qui fut lié à Schwob, évoque sa figure le 27 février 1905 après son décès, en compagnie de Remy de Gourmont: „Nous avons parlé de Schwob, de sa littérature, de tout ce qu’elle montre bien de juif, combien il était peu juif dans sa vie. Gourmont disait qu’il arrive toujours un moment où le Juif devient vulgaire, plus bas (…)“. 4 Dans l’article nécrologique que Léautaud consacre à Schwob, il attribue à la „race juive“ sa faculté d’analyse et d’assimilation. Dans son Journal du 24 janvier 1914, André Gide proteste contre l’existence d’une „littérature juive“. 5 S’il ne nie pas le mérite de quelques œuvres juives, il aurait préféré qu’elles „ne viennent à nous que traduites“, écrit-il, car c’est un apport qui „coupe la parole à la lente explication d’une race et en fausse intolérablement la signification“. 6 Il ajoute qu’il il ne faut pas que des „malappris“ jouent un rôle à notre place, „en notre nom“. Il semble que Gide se soit excusé plus tard de ce texte; reste qu’il l’a écrit, et qu’on ne peut ignorer la toile de fond d’une époque. C’est ce qu’a bien compris le poète André Spire. Né en 1868 dans une vieille famille de Juifs lorrains, il va ouvrir la voie, à l’aube du XX e siècle, aux Juifs poètes, en revendiquant sans aucune ambiguïté une identité, une singularité, dans un geste jugé provocateur par certains, aussi bien par la haute bourgeoisie juive (les israélites français) que par certains chrétiens. Dans ses préfaces Spire s’explique nettement sur sa prise de conscience juive: les facteurs déterminants, après l’affaire Dreyfus, ce furent en 1903 à Londres la découverte du prolétariat juif venu d’Europe de l’Est, ensuite la lecture de Chad Gadya, récit d’Israël Zangwill publié en traduction dans Les 3 Voir Monique Jutrin, Marcel Schwob : cœur double, Paris: Editions de l’Aire 1982. 4 Paul Léautaud: Journal, Mercure de France, 1954-59, p. 128. 5 André Gide: Journal, Gallimard (Pléiade) 1947, p. 102. 6 Id. Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences 155 Cahiers de la Quinzaine. Comme il le dit lui-même dans sa préface de 1959: „J’avais retrouvé la foi? Non pas. (…) J’étais redevenu Juif avec un grand j. Et, poète français, poète juif aussi“. 7 Cette profession de foi se traduit dans un recueil de poèmes intitulé Et vous riez, (titre est inspiré des psaumes) que Péguy publia en 1905 dans Les Cahiers de la Quinzaine. Péguy avait promis de publier d’autres poèmes sous le titre de Poèmes juifs. Toutefois, quand le manuscrit fut prêt, Péguy se rétracta sans fournir d’explication. Ils furent publiés en 1908 au Mercure de France sous le titre de Versets. A partir de 1919 ils furent ensuite réédités à plusieurs reprises et augmentés de nouveaux textes. Il y a donc chez Spire, coïncidence entre son itinéraire juif et son parcours poétique; celui-ci s’accompagne d’une recherche d’un langage poétique, qui aboutira à des études théoriques sur les lois de la phonétique et du rythme, réunies en 1947 dans Plaisir poétique et plaisir musculaire. Car, selon Spire, le plaisir poétique doit être physique, les mots doivent naître dans le corps, dans la bouche, et non „sur une feuille de papier inerte“. 8 Dans sa quête d’un langage poétique échappant au „carcan“ d’un français codifié par l’Académie, il préfigure le combat de Claude Vigée en faveur de „la parole nue qui jaillit comme un feu sur la langue vivante“. 9 Dans sa préface de 1919 à ses Poèmes juifs, Spire prie le lecteur de ne point y chercher de sujets bibliques (et pourtant la Bible y est bien présente). Car ses poèmes, écrit-il, ne sont pas juifs „par le sujet mais par le sentiment“ 10 qui les anime. Il annonce déjà la déclaration de Paul Celan, pour qui le judaïsme dans sa poésie n’est pas „thématique“ mais „pneumatique“. Nous y reviendrons. Ces poèmes sont traversés d’apostrophes et d’invectives au peuple juif: Israël, Israël, peuple entêté de vivre Il faut fuir, Israël toutes ces fausses patries (« Exode ») 11 L’opposition Athènes Jérusalem est centrale: à „la calme ordonnance“ du jardin français, „aux arbres bien taillés“, le poète préfère la voix qui lui parle „au milieu des épines, dans un buisson ardent“. 12 Certains poèmes témoignent des pogroms; plus tard, ils témoigneront de la Shoah, et finiront par s’adresser à un Dieu absent: „un père sans enfants, un Dieu sans univers“. 13 7 André Spire: „Préface“ aux Poèmes juifs, Paris: Albin Michel 1959, p. 20. 8 Id. 9 Claude Vigée: Délivrance du souffle, Paris: Flammarion, 1977, p. 60. Voir à ce sujet l’article de Denise Galperin: „André Spire: La recréation du langage“, dans: Les Nouveaux Cahiers, N o 80, 1985. 10 A. Spire: „Préface“ p. 21. 11 A. Spire, Poèmes juifs, p. 59. 12 Id., p. 62. 13 Id., p.70. Monique Jutrin 156 André Spire fut une figure isolée, auteur d’une œuvre „de plein vent, à contre-vent, ombreuse et ombrageuse“, comme l’écrivait André Duclos. 14 Parmi ceux qui saluèrent son œuvre, il y eut un jeune poète nommé Henri Franck décédé prématurément. Son seul recueil La Danse devant l’Arche, fut publié en 1912 à la N.R.F.avec une préface d’Anna de Noailles: Si l’arche est vide où tu pensais trouver la loi Rien n’est réel que ta danse. 15 André Spire dédia en 1919 ses Poèmes juifs „à la mémoire du grand poète juif Henri Franck“. Parmi les contemporains de Spire, citons outre le nom d’Henri Franck, ceux d’Henri Hertz, d’Edmond Fleg, de Joseph Milbauer, e.a. Ensuite, à l’époque de Dada et du surréalisme, arrivent de Roumanie un certain nombre de poètes juifs, attirés par le rayonnement de la culture française, et fuyant l’antisémitisme. L’on sait que sous le nom de Tristan Tzara, se dissimule Schmuel Rosenstock, sous le pseudonyme de Ilarie Voronca: Edouard Marcus, sous celui de Claude Sernet: Ernest Spirt, et sous celui de Benjamin Fondane: Benjamin Wechsler. Parmi ces poètes, le seul qui ait affirmé une identité juive dans sa poésie, c’est Benjamin Fondane. Cette affirmation, d’abord voilée, finit par clamer avec force une appartenance et une solidarité dans le poème le plus poignant qui ait été écrit pour témoigner de la Shoah. Il s’agit de la „Préface en prose“ qui commence par le vers célèbre: „C’est à vous que je parle, hommes des antipodes“. 16 Tout au long du poème, est répétée cette affirmation: „J’étais un homme comme vous, j’avais un visage comme vous“. 17 Attestation d’humanité, exigence de reconnaissance par tous les frères humains, à travers un sentiment d’appartenance au peuple juif. Solidarité qui ne resta pas purement poétique, puisque Fondane y engagea sa vie, en refusant à Drancy d’être libéré sans sa sœur, et périra à Auschwitz. 18 Mais revenons en arrière. A l’âge de 25 ans Fondane était déjà un poète reconnu en langue roumaine. Quand il arrive à Paris en 1923, il est décidé à s’imposer parmi les poètes français. Or, les obstacles sont nombreux: outre la difficulté d’affiner un nouvel instrument poétique, il se heurte à une langue cérébrale, à un esthétisme qui ne peut être sien; d’autre part il ne pourra se rallier au surréalisme auquel il reproche de vouloir explorer rationnellement l’inconscient. Aussi se fraie-t-il sa propre voie, renouant avec le poème long. Son œuvre poétique, réunie sous le titre Le Mal des fantômes, 19 forme une 14 André Duclos: „Un poète différent ”, Europe, mars 1968, p. 224. 15 Henri Franck: La Danse devant l’arche, Paris: Gallimard / N.R.F. 1912, p. 115. 16 Benjamin Fondane: Le Mal des fantômes, Paris: Verdier 2006, p. 1 51. 17 Id. 18 Voir M. Jutrin: Benjamin Fondane ou le périple d’Ulysse, Paris: Nizet 1989. 19 Nous citons les poèmes de ce volume selon la dernière édition: Verdier, 2006. Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences 157 odyssée existentielle dont la figure centrale est celle du poète errant qui se confond avec l’émigrant, avec un Ulysse juif, incarnant le destin de l’homme, du poète et du juif. Ce poète se double d’un penseur. Comme d’autres penseurs juifs du 20 e siècle, Fondane est aux prises avec la tradition juive, en quête d’une issue pour l’individu, alors que le judaïsme ne conçoit l’individu qu’à travers la collectivité. En même temps, il cherche dans la Bible une alternative à la pensée rationnelle de l’Occident. C’est dans son dernier recueil surtout que l’on trouve une forte empreinte biblique. Poésie âpre, prophétique que celle du dernier recueil intitulé l’Exode, sous-titré Super flumina Babylonis, qui fut terminé pendant la guerre. Dans la postface l’on peut lire: „[…] les formes fixes, par opposition aux formes libres, instituent un dialogue où celui qui parle décline son identité tout de suite“. 20 Comment un juif poète de langue française peut-il décliner son identité? Par l’utilisation de certaines formes, de certains thèmes bibliques, par l’introduction de termes hébraïques, et plus profondément encore, en puisant dans la pensée enracinée dans la Bible. En effet, ce long poème dramatique s’ouvre et se clôt par des psaumes alphabétiques dont chaque strophe est précédée d’une lettre de l’alphabet hébraïque. De plus, le thème du psaume 137 „Sur les fleuves de Babylone“, disant l’impossibilité de chanter sur une terre étrangère, est repris en leitmotiv. Et, au cœur du poème, entrelaçant les thèmes de l’Exode biblique à celui de l’exode de 1940, le poète profère la prière centrale du judaïsme: Adonai Elohenu, Adonai echod. Un lecteur français qui ne peut reconnaître Chema Israël et ignore sa signification ne comprendra pas les raisons de cette irruption de paroles hébraïques. Ajoutons qu’il y a d’autres exemples d’utilisation de termes hébraïques dans cette poésie, tout comme dans celle de Heinrich Heine, dont Fondane a d’ailleurs traduit de nombreux poèmes dans son adolescence. Parfois des signaux de connivence visent un lecteur connaissant le yiddish, comme cette image des „juifs accrochés à l’air“. 21 Vers la fin de l’Exode surgit une belle métaphore: „l’hiver de Dieu“. 22 L’hiver de Dieu? Comment comprendre? Certains critiques de Fondane l’interprètent comme le signe d’une théologie négative. Pour mieux l’éclairer, ne peut-on y reconnaître le thème biblique du Dieu caché, hester panim? Il s’agit du dieu vivant cessant d’intervenir dans le monde, cachant son visage parce qu’Israël s’est détourné de lui. Cette poésie présente d’ailleurs des affinités avec la poésie yiddish de la Shoah, cette „poésie de l’anéantissement“, comme la nomme Rachel Ertel 23 . Le poète yiddish lui 20 B. Fondane : Le Mal des fantômes, p. 77. 21 Id., p. 24. 22 Id., p. 151. 23 Rachel Ertel: Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Paris : Seuil 1993. Monique Jutrin 158 aussi reproche à Dieu son silence, se situant également dans la trajectoire des prophètes. Retenons encore un vers de Fondane: „C’était au bord des fleuves. (Nous y sommes)“. 24 Ce vers résume de façon saisissante toute la conception juive de l’histoire selon laquelle le présent et l’avenir peuvent être éclairés par le passé, la Bible étant la révélation de toute l’Histoire à venir. Parmi les œuvres poétiques qui apparaissent après la Shoah, je distingue celle de Claude Vigée, dont le parcours est particulièrement significatif. Né Claude Strauss, il choisit le pseudonyme de „Vigée“ pour publier son premier poème en 1942. Vigée: traduction de l’hébreu hai ani. Dans un entretien avec Jacqueline Piatier, 25 le poète évoque le parallèle entre sa propre histoire „vécue poétiquement“ et l’histoire d’un Juif de ce siècle qui a connu Hitler, Auschwitz, l’exil et enfin le retour en Israël. Comment les histoires et les dictionnaires de littérature française du 20 ième siècle, mentionnent-ils les Juifs poètes, dans quelle catégorie les situent-ils? La première mention de Claude Vigée se trouve dans l’ouvrage de Jean Rousselot: Les nouveaux poètes français (1959). Vigée y figure, avec Pierre Emmanuel et Patrice de la Tour du Pin, parmi les poètes métaphysiciens. Rousselot affirme que ce jeune poète (38 ans) „nous jette des clefs pour lesquelles la serrure nous manque“; 26 il n’est pas sûr de comprendre un vers comme „l’homme écartelé sur l’arbre de mémoire“. 27 En 1968 on retrouve Vigée dans L’Histoire de la littérature française du XX e siècle de Pierre de Boisdeffre parmi „les poètes d’inspiration chrétienne“. 28 La même année dans Le Guide des lettres françaises du XX e siècle, Marcel Girard le présente comme „un poète métaphysique d’essence hébraïque“. 29 Vigée a préféré se définir luimême en 1987 dans La Faille du regard: „je suis né juif alsacien: par conséquent deux fois juif et doublement alsacien“. 30 Et c’est par cette affirmation que débute l’article que lui consacre le Dictionnaire de poésie française de Michel Jarrety en 2001. Commentaire oral de Claude Vigée à qui je faisais part de mon investigation: „ils ne savent où nous fourrer, nous sommes des gêneurs“. Nourri de littérature française, Claude Vigée reconnaît sa dette envers des poètes comme Spire et Fondane. Ils lui ont donné la force d’œuvrer pour que soit reconnue l’existence et la singularité de la voix du juif poète, pour que son œuvre devienne „intelligible“ au lecteur, pour que le souffle ju- 24 B. Fondane: Le Mal des fantômes, p. 93. 25 Publié dans Délivrance du souffle, Paris: Flammarion 1977. 26 Jean Rousselot: Les nouveaux poètes français, Paris: Marabout 1959, p. 209. 27 Id. 28 Pierre de Boisdeffre: Histoire de la littérature française du XX e siècle, Paris: Perrin 1968, p. 268. 29 Marcel Girard: Guide des lettre française du XX e siècle, Paris: Seghers 1968, p. 235. 30 Claude Vigée: La Faille du regard, Paris: Flammarion 1987, p. 25. Juifs poètes de langue française: malentendus et connivences 159 daïque ne soit ni étouffé ni ignoré. C’est surtout après son arrivée en Israël, donc après 1960, qu’il a entamé ce combat. Son arrivée en Israël fut ressentie comme un ressourcement sur la terre de la Bible. Dès l’abord, pour marquer sa singularité, Vigée invente le judan. Il s’agit d’une œuvre où alternent des poèmes en vers, des textes de prose, pages de journal, des entretiens, des essais, tout s’y mêle de manière fluide. Il s’en est expliqué pour la première fois dans L’Extase et l’errance (1982), et encore dans un livre tout récent, Les Portes éclairées de la nuit (2006). En fait la conception de judan comme structure fondamentale de ses livres s’est imposée à lui durant son exil aux Etats-Unis pendant la guerre. Il ne pouvait continuer à écrire en s’inscrivant dans les catégories littéraires existantes, en usant des genres traditionnels, alors que l’expérience qu’il venait de vivre avait bouleversé sa vie et sa vision du monde. Le terme de judan s’oppose malicieusement à celui de „roman“. En effet, selon Vigée, le roman est une „structure occidentale participant du projet de maîtrise du temps et de l’espace circulaire, caractéristique de l’esprit technique d’Athènes et du légalisme de Rome“. 31 Pour le judan, c’est la Bible qui lui sert de modèle; cette forme nouvelle a d’ailleurs rencontré pas mal de résistance. Saint-John Perse, à qui Vigée avait montré son projet de juxtaposer des proses narratives évoquant la guerre aux poèmes nés de cette expérience, lui avait conseillé de „brûler l’échafaudage“. 32 Echafaudage? S’indigne Vigée: avoir échappé à Auschwitz ne constitue pas un échafaudage. Profondément inscrite chez le poète juif, cette injonction de témoigner de l’iniquité subie. C’est ainsi que le judan incarne pour Vigée une forme de destin lui permettant d’assumer un héritage tragique. Le judan lui permet de fondre en un même livre son expérience d’homme, de poète et de critique, tout en commentant ses propres écrits. Très souvent Vigée se fait l’exégète et le traducteur de sa propre pensée, juxtaposant certains termes français à leur équivalent hébraïque: „Je ne sais pas s’il y a une poésie juive, écrit Vigée, mais le destin juif est lui-même poésie. Etre juif ou poète, c’est tout un“. 33 Et c’est, ajoute-t-il, la seule façon d’être universel. Cette brève esquisse n’a pu couvrir un sujet aussi vaste, une problématique aussi complexe. Je me suis contentée d’évoquer trois expériences poétiques, trois parcours exemplaires. Tout en ayant leur spécificité, ils présentent des traits communs. Car ces poètes, nourris de littérature française, sont animés par une double tentation: celle de s’inscrire dans la poésie française tout en se démarquant d’elle, au risque de demeurer incompris. Comme nous l’avons vu, ces poètes ont ressenti l’obligation de remplir un rôle de témoin. Ils retrouvent la voix des prophètes, et, par là, ils rejoignent les juifs 31 Claude Vigée: L’Extase et l’errance, Paris: Grasset 1982, p. 32. 32 C. Vigée: Les Portes éclairées de la nuit, Paris: Cerf 2006, p. 128. 33 C. Vigée: Vision et silence dans la poétique juive, Paris: l’Harmattan 1999, p. 205. Monique Jutrin 160 poètes s’exprimant en d’autres langues. Des affinités sont visibles avec la poésie yiddish de la Shoah. Citons le poète David Hofstein: La plus grande peine, la plus grande douleur: la parole monte, je dois parler. Je suis condamné à assembler, à ordonner les simples mots, les humbles mots, en parle, en parole parfaite. 34 Et, en langue allemande, rappelons les vers de Paul Celan: Parle, toi aussi, parle le dernier à parler, dis ton dire, parle. 35 Je donne encore la parole à Celan pour rappeler ce qu’il affirme dans une lettre à l’éditeur israélien Gershon Shocken: „dans sa poésie, la judéité est, non pas tant une affaire thématique qu’une affaire pneumatique“ 36 . C’est bien le souffle qui importe, le souffle qui anime cette poésie. Pour tous ces poètes, la judéité est une expérience, profondément vécue, expérience de l’exil, de l’exclusion, de l’errance, et du retour qui ne trouve d’autre issue que dans l’écriture. 34 Cité par Rachel Ertel dans: Dans la langue de personne, p. 124. 35 Id. 36 Lettre publiée dans le numéro d’hommage à Paul Celan de la revue Hameorer, N o 3, 1998 (Tel Aviv), p. 41.